A George Sand

19ème siècle

Je me souviens d'avoir eu des battements de coeur, d'avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l'acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux propylées) . Eh bien ! Je me demande si un livre, indépendamment de ce qu'il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l'harmonie de l'ensemble, n'y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d' éternel comme un principe ? (je parle en platonicien) . Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l'extérieur est tout bonnement le dedans. Si je continuais longtemps de ce train-là, je me fourrerais complètement le doigt dans l'oeil, car d'un autre côté l'art doit être bonhomme. Ou plutôt l'art est tel qu'on peut le faire : nous ne sommes pas libres. Chacun suit sa voie, en dépit de sa propre volonté.

(1876)

Gustave Flaubert