Essais I

16ème siècle

L'ame de l'assaillant, troublée de plusieurs diverses allarmes, se perd aisement ; et à qui l'imagination a faict une fois souffrir cette honte (et elle ne le fait souffrir qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus bouillantes et aspres, et aussi qu'en cette premiere connoissance, on craint beaucoup plus de faillir) , ayant mal commencé, il entre en fievre et despit de cet accident qui luy dure aux occasions suivantes. Les mariez, le temps estant tout leur, ne doivent ny presser, ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests ; et vaut mieux faillir indecemment à estreiner la couche nuptiale, pleine d'agitation et de fievre, attandant une et une autre commodité plus privée et moins allarmée, que de tomber en une perpetuelle misere, pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doit à saillies et divers temps legerement essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer à se convaincre definitivement de soy-mesme. Ceux qui sçavent leurs membres de nature dociles, qu'ils se soignent seulement de contre-pipper leur fantaisie. On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant si importunément, lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importunéement, lors que nous en avons le plus affaire, et contestant de l'authorité si imperieuse avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations et mentales et manuelles. Si toutes-fois en ce qu'on gourmande sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation, il m'avoit payé pour plaider sa cause, à l'adventure mettroy-je en souspeçon noz autres membres, ses compagnons, de luy estre allé dresser, par belle envie de l'importance et douceur de son usage, cette querelle apostée, et avoir par complot armé le monde à l'encontre de luy, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation et qui souvent ne l'exerce contre nostre volonté.

Montaigne