Marc Aurèle, VIII, 1

19ème siècle

[...] Dans le monde grec et latin, le gnosticisme avait été une mode ; il disparut comme tel assez rapidement. Les choses se passèrent autrement en orient. Le gnosticisme prit une seconde vie, bien plus brillante et plus compréhensive que la première, par l'éclectisme de Bardesane — bien plus durable, par le manichéisme. Déjà, dès le IIe siècle, les antitactes d'Alexandrie sont de véritables dualistes, attribuant les origines du bien et du mal à deux dieux différents. Le manichéisme ira plus loin ; trois cent cinquante ans avant Mahomet, le génie de la Perse réalise déjà ce que réalisera bien plus puissamment le génie de l'Arabie, une religion aspirant à devenir universelle et à remplacer l'oeuvre de Jésus, présentée comme imparfaite ou comme corrompue par les disciples. L'immense confusion des idées qui régnait en Orient amenait un syncrétisme général des plus étranges. Des petites sectes mystiques d'Egypte, de Syrie, de Phrygie, de Babylonie, profitant d'apparentes ressemblances, prétendaient s'adjoindre au corps de l'Eglise et parfois étaient accueillies. Toutes les religions de l'Antiquité semblaient ressusciter pour venir au-devant de Jésus et l'adopter comme un de leurs adeptes. Les cosmogonies de l'Assyrie, de la Phénicie, de l'Egypte, les doctrines des mystères d'Adonis, d'Osiris, d'Isis, de la Grande Déesse de Phrygie, faisaient invasion dans l'Eglise et continuaient ce qu'on peut appeler la branche orientale, à peine chrétienne, du gnosticisme. Tantôt Jéhovah, le dieu des Juifs, était identifié avec le démiurge assyro-phénicien Ialdebaoth, "le fils du chaos". D'autres fois, le vieil IAO assyrien, qui offre avec Jéovah d'étranges signes de parenté, était mis en vogue et rapproché de son quasi-homonyme d'une façon où le mirage n'est pas facile à discerner de la réalité. Les sectes ophiolâtres, si nombreuses dans l'Antiquité, se prêtaient surtout à ces folles associations. Sous le nom de nahassiens ou d'ophites se groupèrent quelques païens adorateurs du serpent, à qui il convint à certain jour de s'appeler chrétiens. C'est d'Assyrie que vint, ce semble, le germe de cette Eglise bizarre ; mais l'Egypte, la Phrygie, la Phénicie, les mystères orphiques y eurent leur part. Comme Alexandre d'Abonotique, prôneur de son dieu-serpent Glycon, les ophites avaient des serpents apprivoisés (agathodémons) qu'ils tenaient dans des cages ; au moment de célébrer les mystères, ils ouvraient la porte au petit dieu et l'appelaient. Le serpent venait, montait sur la table où étaient les pains et s'entortillait à l'entour. L'Eucharistie paraissait alors aux sectaires un sacrifice parfait. Ils rompaient le pain, se le distribuaient, adoraient l'agathodémon et offraient par lui, disaient-ils, un hymne de louange au Père céleste. Ils identifiaient parfois leur petit animal avec le Christ ou avec le serpent qui enseigna aux hommes la science du bien et du mal. Les théories des ophites sur l'Adamas, considéré comme un éon, et sur l'oeuf du monde, rappellent les cosmogonies de Philon de Byblos et les symboles communs à tous les mystères de l'Orient. Leurs rites avaient bien plus d'analogie avec les mystères de la Grande Déesse de Phrygie qu'avec les pures assemblées des fidèles de Jésus. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'ils avaient leur littérature chrétienne, leurs Evangiles, leurs traditions apocryphes, se rattachant à Jacques. Ils se servaient principalement de l'Evangile des Egyptiens et de celui de Thomas. Leur christologie était celle de tous les gnostiques. Jésus-Christ se composait pour reux de deux personnes, Jésus et Christ - Jésus, fils de Marie, le plus juste, le plus sage et le plus pur des hommes, qui fut crucifié - ; Christ, éon céleste, qui vint s'unir à Jésus, le quitta avant la Passion, envoya du ciel une vertu qui fit ressusciter Jésus avec un corps spirituel, dans lequel il vécut dix-huit mois, donnant à un petit nombre de disciples élus un enseignement supérieur. Sur ces confins perdus du christianisme, les dogmes les plus divers se mêlaient. La tolérance des gnostiques, leur prosélytisme ouvraient si larges les portes de l'Eglise que tout y passait. Des religions qui n'avaient rien de commun avec le christianisme, des cultes babyloniens, peut-être des rameaux du bouddhisme, furent classés et numérotés par les hérésiologues parmi les sectes chrétiennes. Tels furent les baptistes ou sabiens, depuis désignés sous le nom de mendaïtes, les pérates, partisans d'une cosmogonie moitié phénicienne, moitié assyrienne, vrai galimatias plus digne de Byblos, de Maboug ou de Babylone que de l'Eglise du Christ, et surtout les séthiens, secte en réalité assyrienne, qui fleurit aussi en Egypte. Elle se rattachait par des calembours au patriarche Seth, père supposé d'une vaste littérature et par moments identifié avec Jésus lui-même. Les séthiens combinaient arbitrairement l'orphisme, le néo-phénicisme, les anciennes cosmogonies sémitiques, et retrouvaient le tout dans la Bible. Ils disaient que la généalogie de la Genèse renfermait des vues sublimes, que les esprits vulgaires avaient ramenées à de simples récits de famille. [...]

Ernest Renan