Marc Aurèle, VIII, 2

19ème siècle

Les hommes intelligents du monde gréco-oriental sentaient bien qu'un même esprit animait toutes les créations religieuses de l'humanité : on commençait à connaître le bouddhisme, et, quoiqu'on fût loin encore du temps où la vie de Bouddha deviendrait une vie de saint chrétien, on ne parlait de lui qu'avec respect. Le manichéisme babylonien, qui représente au IIIe siècle une continuation du gnosticisme, est fortement empreint de bouddhisme. Mais la tentative d'introduire toute cette mythologie panthéiste dans le cadre d'une religion sémitique était condamnée d'avance. Philon le juif, les épîtres aux Colossiens et aux Ephésiens, les écrits pseudo-johanniques avaient été sous ce rapport aussi loin que possible. Les gnostiques faussaient le droit sens de tous les mots en se prétendant chrétiens. L'essence de l'oeuvre de Jésus, c'était l'amélioration du coeur. Or, ces spéculations creuses renfermaient tout au monde, excepté du bons sens et de la bonne morale. Même en tenant pour des calomnies ce que l'on racontait de leurs promiscuités et de leurs habitudes licencieuses, on ne peut douter que les sectes dont nous parlons n'aient eu en commun une fâcheuse tendance à l'indifférence morale, un quiétisme dangereux, un manque de générosité qui leur faisait proclamer l'inutilité du martyre. Leur docétisme obstiné, leur système sur l'attribution des deux Testaments à deux dieux différents, leur opposition au mariage, leur négation de la résurrection et du jugmeent, fermaient également devant eux les portes d'une Eglise où la règle des chefs fut toujours une sorte de modération et d'opposition aux excès. La discipline ecclésiastique, représentée par l'épiscopat, fut le rocher contre lequel ces tentatives désordonnées vinrent toutes se briser. On craindrait, en parlant plus longuement de pareilles sectes, d'avoir l'air de les prendre plus au sérieux qu'elles ne se prirent elles-mêmes. Qu'étaient-ce que les phibionites, les barbélonites ou borboriens, les stratiotiques ou militaires, les lévitiques, les coddiens ? Les Pères de l'Eglise sont unanimes pour verses sur otutes ces hérésies un ridicule qu'elles méritaient sans doute et une haine qu'elles ne méritaient peut-être pas. Il y avait en tout celaplus de charlatanisme que de méchanceté. Avec leurs mots hébreux souvent pris à contresens, leurs formules magiques, plus tard leurs amulettes et leurs abraxas, les gnostiques de bas étages ne méritent que le mépris. Mais ce mépris ne doit pas rejaillir sur les grands hommes qui cherchèrent dans ce narcotique puissant le repos ou, si l'on veut, l'étourdissement de leur pensée. Valentin eut à sa manière du génie. Carpocrate et son fils Epiphane furent de brillants écrivains, gâtés par l'utopie et le paradoxe, mais parfois étonnants de profondeur. Le gnosticisme eut un rôle considérable dans l'oeuvre de la propagande chrétienne. Souvent, il fut la transition par laquelle on passait du paganismpe au christianisme. Les prosélytes ainsi gagnés devenaient presque toujours orthodoxes ; jamais ils ne retournaient au paganisme. [...]

Ernest Renan