Texte autographe

18ème siècle

Un grand loisir qui tout à coup succède à des occupations continuelles de tous les divers temps de la vie, forme un grand vide qui n'est pas aisé ni à supporter ni à remplir. Dans cet état l'ennui irrite et l'application dégoûte. Les amusements, on les dédaigne. Cet état ne peut être durable ; à la fin on cherche malgré soi à en sortir. Ce qui rappelle le moins tout ce qu'on a quitté et qui mêle quelque application légère à de l'amusement, c'est ce qui convient le mieux. De médiocres recherches de dates et de faits pris par éclaircissement dans les livres, d'autres sortes de faits qu'on a vus ou qu'on a sus d'original sont de ce genre, quand ces autres faits qu'on trouve en soi-même ont quelque pointe, quelque singularité, quelque concordance fugitive et qui peut mériter d'être sauvée de l'oubli. L'esprit y voltige quelque temps sans pouvoir se poser encore, jusqu'à ce que le besoin de se nourrir de quelque chose, contracté par une si longue habitude, devienne supérieur au dégoût général ; et que, par l'afaiblissement des premiers objets à mesure qu'ils s'éloignent, il saisisse au hasard la première chose qui se présente à lui. Un malade repousse bien des plats sans vouloir y goûter, et plusieurs autres encore dont il n'a fait que tâter et encore avec peine.

L'esprit, languissant de vide, effleure ainsi bien des objets qui se présentent, avant que d'essayer d'accrocher son ennui sur pas un. A la fin la raison se fait entendre, mais en lui permettant le futile pour le raccoutumer peu à peu ; et comme le futile n'a jamais été de son goût, il ne pelote pas longtemps sans approfondir davantage. Telle a été l'occasion et le progrès de ce qu'on ne peut appeler qu'un écrit et dont on ne fait soi-même que le cas qu'il mérite, c'est-à-dire qu'il a été utile à amuser en le faisant, fort bon après à en allumer le feu, peut-être aussi à montrer à quelqu'un de peu instruit et de fort paresseux, d'un coup d'oeil aisé et grossier, ce qu'il ignore, et qu'il vaudrait toutefois mieux ne pas ignorer ; une sorte de rhapsodie copiée pour les dates et certains faits généalogiques, quelquefois même historiques, où on s'est laissé négligemment entraîner au fil de l'eau à raconter et à raisonner, emporté par la matière parce qu'on n'a pas voulu prendre la peine de se retenir et qu'on ne l'a estimée que pour soi et pour l'amusement qu'on y a pris. On s'est proposé de s'éclaircir et de se rendre raison à soi-même en se soulageant d'autant la mémoire ; et tout cela ensemble l'a grossi, n'ayant d'abord compté que sur quelque chose de très court.

Saint-Simon