Mémoires

18ème siècle

Le serpent qui tenta Eve, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l'original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus parfaite, autant qu'un homme peut approcher des qualités d'un esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges précipités du ciel. La plus vaste et la plus insatiable ambition ; l'orgueil le plus suprême ; l'opinion de soi la plus confiante, et le mépris de tout ce qui n'est point soi, le plus complet. La soif des richesses ; la parade de tout savoir ; la passion d'entrer dans tout, surtout de tout gouverner ; l'envie la plus générale, en même temps la plus attachée aux objets particuliers, et la plus brûlante, la plus poignante ; la rapine hardie jusqu'à effrayer, de faire sien tout le bon, l'utile, l'illustrant d'autrui ; la jalousie générale, particulière et s'étendant à tout ; la passion de dominer tout la plus ardente. Une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière, toute occupée de projets, et de recherches de moyens d'arriver à ses fins, tous bons, pour exécrables, pour horribles qu'ils puissent être, pourvu qu'ils le fassent arriver à ce qu'il se propose ; une profondeur sans fond : c'est le dedans de M. de Noailles. [...] Si cette partie a été si complètement dévoilée, je puis m'assurer que le reste ne le sera pas moins clairement par les faits publics que j'ai à rapporter dans ce qui a accompagné et suivi ces Mémoires, et que ceux que ce portrait aura épouvantés jusqu'à être tentés de le croire imaginaire se trouveront saisis d'horreur et d'effroi quand les faits auront prouvé, et des faits clairs, et quant à leur vérité manifestes, que les paroles n'ont pu atteindre la force de ce qu'elles ont voulu annoncer ; et quelle surprise de plus de n'y pouvoir méconnaître un coin très déclaré de folie !

Saint-Simon