Histoire du siège de Lisbonne

20ème siècle

Mogueime se leva et avança vers elle de six pas, un homme parcourt des lieues et des lieues durant sa vie et n'en retire que fatigue et ampoules aux pieds, quand ce n'est pas à l'âme, et vient un jour où il ne fait que six pas et trouve ce qu'il cherchait, ici, pendant ce siège de Lisbonne, cette femme qui était à genoux et qui s'est mise maintenant debout pour m'accueillir, elle a les mains mouillées et mouillée est sa jupe, et je ne sais comment nous nous sommes retrouvés tous les deux dans l'eau de la marée basse, je sens la douce caresse du courant autour de mes chevilles, le crissement des petits graviers au fond, un des pages qui font boire les mules dit en plaisantant, Hé, l'homme, comme s'il disait, Hé taureau, et aussitôt il disparut, Mogueime n'entend pas, il ne voit que le visage Ouroana, il le voit enfin, et de si près qu'il pourrait le toucher comme une fleur épanouie, il le touche en silence avec seulement deux doigts qui parcourent lentement les joues et la bouche, les sourcils, un, puis l'autre, dessinant leur contour, puis le front et les cheveux, et il lui demande, la main posée tout entière sur son épaule, Tu veux bien désormais rester avec moi, et elle répond, Oui, je veux bien, alors les oreilles de Mogueime s'ouvrirent, toutes les trompettes du roi entonnèrent un chant de gloire, et leur éclat fut si retentissant qu'il est impossible que ne s'y soit pas adjoint un nombre égal de trompettes célestes.

José Saramago