Le Football

20ème siècle

L'identification à un club n'est [...] pas perçue et conçue par les supporters comme le simple signe (arbitraire) d'une commune appartenance, mais comme le symbole (motivé) d'un mode spécifique d'existence collective, qu'incarne le style de jeu de l'équipe, modulation aux tonalités propres d'un langage universel. Le style local ou national que l'on revendique ne correspond pas toujours, loin s'en faut, à la pratique réelle des joueurs, mais plutôt à l'image stéréotypée, enracinée dans la durée, qu'une collectivité se donne d'elle-même et qu'elle souhaite donner aux autres. Non pas tant, donc, à la manière dont les hommes jouent (et vivent) , mais à la manière dont ils se plaisent à raconter le jeu de leur équipe (et leur existence) . Plusieurs auteurs ont souligné ces affinités entre manière de jouer et manière de vivre. R. Da Matta note ainsi qu'une des propriétés stylistiques du football brésilien est "le jeu de la ceinture", c'est-à-dire une malice, une filouterie même "visant à esquiver l'adversaire, au lieu de l'affronter directement". Da Matta voit dans cette particularité stylistique l'illustration de "la règle d'or de l'univers social brésilien" consistant "précisément à savoir s'en sortir avec tant de dissimulation et d'élégance que les autres en viennent à penser que tout était fort aisé." Dans la même optique, R. Grozio montre comment le style de la squadra azzurra, des années 30 à l'aube des années 80, était une métaphore expressive de "l'italian way of life"  ; fondé sur l'alliance des "braccianti del catenaccio" ("les hommes de peine du verrou défensif") et des "artisti del contropiede" (les "artistes de la contre-attaque") , il symbolisait deux aspect opposés, l'un négatif, l'autre positif, de l'italianité : l'absence de méthode, de préparation, d'organisation d'une part, le génie créatif et la générosité dans l'effort de l'autre. Chaque grande équipe nationale fabrique ainsi du singulier à partir du général, "indigénise" le langage universel de la confrontation. [...] Sous la plume des exégètes ou dans les commentaires des supporters, le style en vient à figurer un destin ou une volonté collective : le jeu de l'équipe nationale uruguayenne s'est toujours signalé par une technique rugueuse et défensive, protégeant âprement son camp, à l'image du pays enclavé entre deux puissants voisins. Dans les années 30, l'équipe suisse invente la tactique défensive du "verrou", à l'instar d'un État neutre qui se replie sur lui-même dans le contexte des conflits naissants. Dans les pays fortement marqués par les divisions ethniques ou régionales, le choix d'un schéma tactique pour l'équipe nationale pose toujours des problèmes ardus. Ainsi en Suisse encore, où s'opposent les partisans — alémaniques — d'une défense rugueuse fondée sur le marquage individuel et les adeptes — romands et tessinois — d'une défense de zone, plus tactique que physique. [...] La manière marseillaise [...] est faite de panache, de fantasque, de virtuosité et d'efficacité spectaculaire. La devise du club est, dès ses origines, en 1899, "Droit au but". Des vers composés à la gloire du club à l'occasion de sa première victoire en Coupe de France, en 1924, soulignent et vantent cette singularité du style de l'équipe, et donc de la ville : "Oui, du football académique/nous sommes inintelligents", proclame le poète qui demande aux joueurs de continuer à pratiquer "un football preste/parsemé d'exploits truculents."* [...] Les Napolitains partagent avec les Marseillais leur goût pour la virtuosité spectaculaire, l'exploit fantasque et le numéro ludique. Les joueurs emblématiques du style local sont ici des vedettes sud-américains, venues par doublettes et qui ont fortement marqué l'histoire et la mémoire du club : Pesaolo-Vinicio dans les années 50, Sivori-Altafini dans la décennie suivante, Careca-Maradona dans les années 80. La popularité de Maradona a tenu à la qualité de ses exploits sportifs, mais elle n'aurait pas connu de tels sommets si n'existait une profonde connivence entre le style du joueur et celui de la cité. Virtuose, facétieux, voire roublard, amateur de coups d'éclat, se déplaçant avec sa famille et ses amis, devenu riche mais ayant conservé une culture de pauvre, Maradona s'adapte mal au style de jeu "géométrique" du Barça (FC Barcelone) , où l'on a toujours préféré aux Sud-Américains les joueurs d'Europe du Nord dont le style de vie, un tantinet guindé, est davantage prisé dans la capitale catalane. À Naples, sa réussite sportive et symbolique fut, en revanche, totale. L'identification était telle qu'on lui reconnaissait volontiers des origines napolitaines, certifiées, disait-on, par un oeil malicieux rappelant celui des scugnizzi (enfants) des quartiers populaires de la ville. Cette popularité inégalée a sans doute été gravement ternie par les différends du joueur avec son club, ses relations avec les clans camoristes Giuliano et Russo, une paternité illégitime et, en 1991, par le scandale révélant que la vedette consommait de la cocaïne, usait abondamment du téléphone rose, etc. Mais, de façon significative, ce mythe ne s'est pas pour autant effondré : après sa suspension par la Fédération italienne de football, les tifosi continuent de clamer son prénom dans les gradins ; un groupe d'intellectuels napolitains organisa, au début du mois de mai 1991, un "Te Diegum" en son honneur, et cette gloire est encore perpétuée par une pièce de théâtre parodique. Beaucoup s'accordent à voir dans cette déchéance un fruit supplémentaire du complot continu tramé contre leur cité. [...] Pour le jeune supporter, découvrir progressivement ces propriétés du style local est une sorte d'éducation sentimentale aux valeurs qui façonnent sa collectivité, sa ville ou sa région. [...] Et reconnaître, à l'échelle nationale et internationale, les particularités des uns et des autres, c'est se familiariser avec une géographie des manières d'être, symbolisées par les couleurs des maillots, qui sont devenues aujourd'hui des principes de classement des appartenances.

Christian Bromberger