Marc-Aurèle ou la fin du monde antique

19ème siècle

L'expédition mal concertée de Varus (an 10 de J.-C.) et le vide éternel qu'elle laissa dans les numéros des légions furent comme un épouvantail qui détourna la pensée romaine de la grande Germanie. Tacite, seul, vit l'importance de cette région pour l'équilibre du monde. Mais l'état de division où étaient les tribus germaniques endormait les inquiétudes que les esprits sagaces auraient dû concevoir. Tandis que ces peuplades, en effet, plus portées vers l'indépendance locale que vers la centralisation, ne formaient pas d'agrégat militaire, elles donnaient peu à craindre. Mais leurs confédérations étaient redoutables. On sait quelles conséquences eut celle qui se forma en Bohême, en Moravie et dans le nord de la Hongrie actuelle. Les noms d'une foule de peuplades, qui devaient plus tard remplir le monde, furent entendus pour la première fois. La grande poussée des barbares commençait ; les Germains, jusque-là inattaquables, attaquaient. La digue crevait sur le Danube, dans la région de l'Autriche et de la Hongrie, vers Presbourg, Comorn et Gran. Tous les peuples germains et slaves, depuis la Gaule jusqu'au Don, Marcomans, Quades, Narisques, Hermundures, Suèves, Sarmates, Victovales, Roxolans, Bastarnes, Costoboques, Alains, Peucins, Vandales, Jazyges, semblèrent d'accord pour forcer la frontière et inonder l'empire. La pression venait de plus loin. Refoulés par les barbares septentrionaux, probablement par les Goths, toute cette masse slave et germanique semblait en mouvement ; ces barbares, avec leurs femmes et leurs enfants, voulaient qu'on les reçût dans l'empire, qu'on leur donnât des terres ou de l'argent, offrant en retour leurs bras pour n'importe quel service militaire. Ce fut un véritable cataclysme humain. La ligne du Danube fut enfoncée. Les Vandales et les Marcomans s'établirent en Pannonie ; la Dacie fut piétinée par vingt peuples ; les Costoboques coururent jusqu'en Grèce ; la Rhétie et le Norique se virent envahis ; les Marcomans passèrent les Alpes Juliennes, mirent le siège devant Aquilée, saccagèrent tout jusqu'à la Piave. Devant ce choc épouvantable, l'armée romaine plia ; le nombre des captifs emmenés par les barbares fut énorme ; l'alarme fut vive en Italie ; on déclara que, depuis le temps des guerres puniques, Rome n'avait pas eu à soutenir une attaque aussi furieuse.

Renan