La Difficulté d'être
20ème siècle
Pourquoi la jeunesse étudiante manque-t-elle à son devoir et quel est ce devoir ? Je vais le lui dire. Elle devrait être l'armée des grandes aventures de l'esprit. Comment le comprendrait-elle ? Son conformisme l'aveugle. Ce qui le lui cache, c'est une anarchie farceuse, anarchie de surface, sans l'ombre de directives et qu'elle n'hésite pas à mettre en branle contre les entreprises les plus nobles. Son ignorance, jointe à l'orgueil qu'elle en éprouve car elle se juge infaillible le plaisir aussi de chahuter (tel est le terme) l'opposent à elle-même sans qu'elle s'en aperçoive. En sifflant l'audace elle se siffle et se range au parti de sa famille dont elle dédaigne les arrêts. En outre, le passé la dégoûte. Les oeuvres classiques ne lui représentent que des heures de colles, des livres sales, des pensums. Aucun de ses membres ne s'avise d'en frotter la poussière, d'en retrouver, dessous, le vif. Elle s'étonnerait alors (entre autres) que Racine cache, sous une housse d'habitudes, une effrayante intensité. Au lieu d'aller en bande au théâtre ricaner de ses tragédies, elle s'en prendrait aux acteurs qui les ovalisent. C'est le contraire qui arrive. Un mauvais tragédien peut lui faire oublier son attitude moqueuse. Elle acclame ses défauts. Voilà donc cette jeunesse sourde, aveugle à ce qui se faisait, à ce qui se fait, à ce qui va se faire. Que lui reste-t-il ? Un hiatus qu'elle bouche en organisant des monômes, en promenant des pancartes, en conspuant sur l'air des lampions. Nous voilà seuls s'il faut nous battre. Nos troupes de choc nous manquent. Et même elles se retournent contre nous. L'abbé Morel me racontait sa conférence sur Picasso, en Sorbonne. Il y projetait de ses oeuvres. La jeunesse étudiante, qui bondait l'amphithéâtre, ricanait, trépignait, huait. Sans transition, l'abbé projeta des chefs-d'oeuvre de la sculpture romane. Ses auditeurs les crurent de Picasso. Ils huèrent, trépignèrent, ricanèrent. L'abbé s'y attendait et leur mit le nez dans la crotte. Or, cette jeunesse, adroite à mystifier et qui prête cette adresse aux artistes, goûta fort le piège où elle s'était prise et applaudit son mystificateur. Pas un de ces jeunes gens n'eût été capable de prendre la parole, de vaincre Picasso avec des armes neuves, c'est-à-dire de lui opposer du vif encore plus vif, de courir plus rapidement que l'abbé Morel, de se retourner et de l'attaquer de front. [...] Lorsque je parlai jadis au Collège de France, je fis d'abord une visite au Doyen. Je montai à son bureau, ralenti par le souvenir d'innombrables semonces. Je trouvai un vieil homme charmant et fort jeune. "Méfiez-vous, me dit-il, de nos élèves. Ils n'aiment qu'à noter des dates et qu'on ne les dérange pas." Aussi les bousculai-je. C'est une bonne méthode. Ils ne se souviennent de rien que d'une secousse. Mais cette secousse les démoralise un moment. Je me résume. Je ne suis pas assez fou pour m'attendre à ce qu'une foule d'élèves sachent, par prodige, ce qui ne s'enseigne point. J'aimerais qu'ils ne coupassent pas leurs antennes, avec orgueil, comme les poils d'une première barbe. Ils y gagneraient d'enregistrer les ondes foudroyantes que la beauté propage. Fût-ce à tort et à travers.
Jean Cocteau