Montaigne/Pascal

rapproch

Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c'est à ses despens. Le continuel ouvrage de votre vie, c'est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes après la mort quand vous n'estes plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort après la vie ; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. Si vous avez faict vostre proufit de la vie, vous en estes repeu, allez vous en satisfaict [...] Si vous n'en avez sçeu user, si elle vous estoit inutile, que vous chault-il de l'avoir perduë, à quoy faire la voulez-vous encores ?

(Montaigne, Que philosopher, c'est apprendre à mourir, Essais 1)

Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort qui nous menace à chaque instant nous doit mettre dans peu d'années, et peut-être en peu de jours dans un état éternel de bonheur, ou de malheur, ou d'anéantissement. Entre nous et le ciel, l'enfer ou le néant il n'y a donc que la vie qui est la chose du monde la plus fragile ; et la ciel n'étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur âme est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer ou le néant. [...]

Rien n'est si important à l'homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être, et au péril d'une éternité de misère, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, est celui là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure néanmoins sans inquiétude, sans trouble, et sans émotion. Cette étrange insensibilité pour les choses les plus terribles dans un coeur si sensible aux plus légères ; c'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel.

(Pascal, Pensées)

© Ali Kiliç