Romans à l'eau de rose (suite)

pastiche

Version Pierre Richard :

Malheureusement, dans ce geste de s'abaisser, sa cravate qu'il avait négligé de fixer bondit hors de son veston et plongea voluptueusement dans la tasse de thé d'Isa Beauchamp, laquelle eut un brusque mouvement de retrait pour éviter les éclaboussures. Hélas pour elle, sa chaiser percuta le garçon qui passait malencontreusement derrière elle et qui acheminait sur son plateau quelques pâtisseries généreusement nimbées de chantilly. Les gâteaux décrivirent dans l'air une trajectoire qui parut interminable à tous les spectateurs de la scène, une de ces trajectoires que les cinéastes américains savent si bien filmer au ralenti, pour finalement pleuvoir sur Isa qui fut recouverte de crème. Albin qui n'avait cessé de tenir la main chérie, constatant les dramatiques dégâts, entreprit de lécher intégralement la pauvre Isa, emporté par l'amour combiné de cette dernière et de la crème chantilly.

Version Christine Angot

Je suis Isa Beauchamp. Oui, pour eux tous, je suis Isa. Qu'ils admirent. Mais pour moi-même, qui suis-je ? Tout à l'heure, lors de ma conférence, je m'écoutais parler. Comme souvent. Comme toujours. Dans ces moments, il me semble que je suis ailleurs, à l'autre bout de l'amphithéâtre et que je prends des notes. Ce que je dis alors, est-ce vraiment ce que je veux dire ? Ou bien n'est-ce que ce qu'ils veulent que je dise, eux tous, unis dans l'admiration d'Isa Beauchamp et qui veulent qu'on dise des choses, moi ou un autre, peu importe ? Et moi dans tout ça ? Moi, moi, moi. Qu'est-ce que je désire, moi ? Qu'est-ce que ça m'apporte tout ça, à moi ? Je devrais m'intéresser davantage à moi-même et un peu moins aux autres. Et lui ? Qui c'est ce type qui me léchouille la main depuis dix minutes ? Comment ose-t-il ? Sait-il au moins qui je suis ?

Version Michel Houellebecq

J'avais bien conscience que je ferais mieux de dire quelque chose mais rien ne sortait. Isa Beauchamp, vue de près, était beaucoup moins jeune qu'il ne m'avait paru et je sentis aussitôt mon sexe se dégonfler dans mon pantalon. Une vieille peau, en réalité, sérieusement décatie, ce qu'une couche de maquillage imposante ne masquait pas. Je tenais cette main inerte et j'avais l'impression qu'une grande mollesse s'emparait de moi. "Alors, jeune homme, vous aviez quelque chose à me dire ? demanda-t-elle avec un regard qui voulait en dire plus. -— Heu... Non, enfin... je vous ai confondue avec une autre. Veuillez m'excuser." Et je retournai m'asseoir à ma table tandis que la radio du café jouait "La maladie d'amour" de Michel Sardou. Je n'ai jamais aimé Sardou, un vieux con sinistre. Sans plus oser regarder Isa et sa cour de demeurés, je tendis néanmoins l'oreille dans leur direction. Elle s'était à présent lancée dans une tirade passionnée sur le féminisme, dénonçant le "retour du fascisme masculin" et les autres l'écoutaient, béats d'admiration. Elle devait avoir des opinions politiques sérieuses, peut-être même qu'elle "militait". Dire que j'avais fantasmé à distance pendant des semaines sur elle. Tout cela n'avait aucun sens, comme d'habitude ; un gâchis complet, un de plus, voilà tout.

Version Catherine Millet

À l'approche de la moitié de ma vie, j'ai décidé de me délivrer des liens d'une relation régulière et j'ai préféré réaliser mes fantasmes de sexualité de groupe sans plus me soucier des réprobations jalouses d'un unique amant possessif. Mes conférences à l'université me fournissaient l'occasion de rencontrer beaucoup de jeunes hommes inexpérimentés mais vigoureux pour qui j'organisais des séminaires de partouze. Je n'aimais rien tant que m'allonger sur le bureau, au milieu d'une salle de cours, la jupe retroussée jusqu'aux hanches, et les faire passer un par un. Ils attendaient sagement leur tour de m'enfiler, pantalons baissés, membres brandis, comme pour l'oral d'un examen. C'est à cette époque que je rencontrai Albin, qui ne faisait pas partie du groupe de mes étudiants. J'étais assise dans un café au milieu de ces jeunes gens et nous conversions paisiblement lorsqu'il se présenta à moi et voulut me faire le baisemain. On m'a toujours dit que j'avais de très belles mains et de plus, elles fonctionnent comme une zone érogène, si bien que lorsque ses lèvres s'approchèrent de ma peau, je mouillai instantanément. Dans ces moments-là, si les deux interlocuteurs sont dans les mêmes dispositions, il n'est point besoin de longs palabres pour se mettre d'accord.

© Ali Kiliç