De l'objectivité

rapproch

Un médecin vient voir un malade, il lui dit : « Vous avez la fièvre, abstenez-vous pour aujourd'hui de toute nourriture, et ne buvez que de l'eau. » Le malade le croit, le remercie et le paie. Un philosophe dit à un ignorant : « Vos désirs sont déréglés, vos craintes sont basses et serviles, et vous n'avez que de fausses opinions. » Celui-ci s'en va tout en colère, et dit qu'on l'a insulté. D'où vient cette différence ? C'est que le malade sent son mal, et que l'ignorant ne sent pas le sien. (Epictète, Entretiens, II, 35)

pourquoy, sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu'un qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouvons souffrir le rencontre d'un esprit mal rengé sans nous mettre en colère ? Cette vitieuse aspreté tient plus au juge qu'à la faute. Ayons tousjours en la bouche ce mot de Platon : "Ce que je treuve mal sain, n'est-ce pas pour estre moy mesmes mal sain ? " Ne suis-je pas moy mesmes en coulpe ? Mon advertissement se peut-il pas renverser contre moy ? Sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches que nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons aussi et nos arguments ès matieres controverses sont ordinerement contournables vers nous, et nous enferrons de nos armes. Dequoy l'ancienneté m'a laissé assez de graves exemples. (Montaigne, Essais III, 8 De l'art de conferer)

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié et non colère. Epictète demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal ? Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n'en ayant l'assurance qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres. Et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. L'homme est ainsi fait qu'à force de lui dire qu'il est un sot, il le croit. Et à force de se le dire à soi-même, on se le fait croire. Car l'homme fait lui seul une conversation intérieure, qu'il importe de bien régler. Corrumpunt bonos mores colloquia prava [Paul, Première épître aux Corinthiens : "Les mauvais entretiens gâtent les bonnes moeurs"] Il faut se tenir en silence autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu, qu'on sait être la vérité. Et ainsi on se le persuade à soi-même. (Pascal, Pensées, 132)

© Ali Kiliç