Du hérisson chez Blaise Cendrars

rapproch

Extraits de La Main coupée :

Histoire du hérisson de Dompierre

— Ne croyez pas, Angéli, que seuls les hommes soient alcooliques, le hérisson du petit Coquoz l'était. A Dompierre, le petit Coquoz m'avait apporté un hérisson qu'il avait enveloppé dans un mouchoir car le gosse avait peur des piquants. [...] C'était une gentille petite bête, toute soyeuse par dessous, avec des poils de prédicateur dans le cou et un regard allumé. Il crottait partout, comme font les hérissons qui comme les rhinocéros dispersent leurs laisses. Bien que démuni de ravenala pour le pimenter, Garnéro voulait le fourrer dans sa casserole, mais j'étais heureux de prendre sous ma protection et d'avoir à donner des soins à ce trotte-menu malchanceux qui laissait aussi derrière soi des empreintes humaines dans la boue comme de tout petits pieds d'homme et ces innombrables traces de pas — notre hérisson ne tenait pas en place — m'impressionnaient comme la preuve d'une invasion martienne, des millions de petits homoncules invisibles mais sur les sentiers de la guerre dans le tohu-bohu de ce secteur de Dompierre bouleversé par les mines, les contre-mines et leurs cratères de planète morte.

[le hérisson] était doué d'une faculté qui nous intéressait au premier chef : il détectait les mines, ou, plus exactement, doué d'une ouïe merveilleusement poussée aussi loin que l'on peut entendre le son, il repérait sans faute les Boches qui pouvaient travailler au-dessus ou au-dessous, à gauche ou à droite de notre sape, donnant des signes de frayeur, se sauvant dans la direction opposée s'il jugeait en avoir le temps ou se roulant en boule au pied de la paroi du fond si l'ennemi était à proximité, et nous prenions immédiatement les dispositions indispensables, contre-mine ou fuite rapide, et cela sans erreur possible. (J'ai tenté la même expérience avec des taupes, mais sans aucun résultat, ces aveugles-nées étant trop peureuses.)

[...] il était pochard, notre hérisson. C'était son péché mignon. Il lichait dans tous les quarts. Le vin nous était très mesuré à l'époque. Les hommes avaient pris l'habitude d'en mettre un quart à gauche et ils mettaient leur quart à l'abri dans leur créneau pour l'avoir toujours sous les yeux et le tenur au frais. Or, dès le début de la présence du hérisson parmi nous, ces quarts se vidaient mystérieusement et les plaintes étaient quotidiennes et les accusations innombrables des soldats qui avaient eu leur vin volé ou qui s'accusaient mutuellement, même entre bons camarades, de s'être réciproquement volés, et des chamailleries, des hargnes s'ensuivirent, même des coups de poing furent échangés. Cela tournait au mystère hanté, à la panique, et vraiment nous n'avions pas besoin de ce supplément dans ce secteur de Dompierre, où régnait déjà la terreur des mines pour détraquer les bonshommes. Nous fûmes longs à découvrir notre voleur. C'était notre capucin de hérisson qui se glissait subrepticement hors de la tranchée et s'en venait de l'extérieur licher les quarts mis à l'abri dans les créneaux. Il faisait toute la rangée, d'un bout à l'autre du parapet, et s'en revenait vers moi plus tendre et plus familier que jamais, se nicher dans mon giron. Je pense bien, il avait mal au coeur. Ah, le moine hypocrite ! [...]
— Je te dis qu'il est schlasse, ton hérisson, me dit un soir Garnéro.
— A quoi vois-tu ça ? Il a sommeille, lui répondis-je en grattant sous le ventre la petite bête qui se blottissait contre moi.
— Sommeil, mais tu veux rire, regarde, il a une drôle de façon de bâiller ! En effet, le hérisson s'étirait sur mes genoux et laissait pendre entre ses pattes raidies un drôle de petit engin, mince et long comme un vermisseau rouge et noir.
— Il est saoul, oui. C'est l'alcool. Je m'y connais, déclara Garnéro. Je me mis à surveiller plus attentivement mon petit compagnon. C'était vrai. Il buvait. Quand il sortait de son somme — et il dormait beaucoup — il sortait de la tranchée et il allait directement licher les quarts, de créneau en créneau, faisant des crochets dans le no man's land et s'en venant comme un pèlerin assoiffé sortant du désert où il ne se serait nourri que de racines amères et de sauterelles. Il pouvait absorber des quantités effrayantes de vin. Plus qu'Opphopf. Tout le pinard de l'escouade y aurait passé. Il s'en revenait saoul. Je l'observais. Il avait le pied sûr, l'oeil très allumé. Il s'arrêtait, repartait, sans aucune hésitation, sans jamais trébucher, s'orientant avec facilité. On l'aurait cru l'esprit libre. Il s'en venait droit sur moi. Mais arrivé à ma hauteur, il continuait à vouloir avancer droit devant soi comme s'il n'y eût pas eu de vide entre lui et moi, toute la profondeur de la tranchée où je me tenais debout, il posait ses pattes dans le vide et tombait de toute la hauteur du parapet. C'est en cela que se manifestait son état d'ivresse et non en des démonstrations plus ou moins égrillardes. Et c'est cela qui m'intriguait, cette absence de contrôle, la perte du sens de la gravitation ou de la pesanteur, comme s'il eût cru qu'il allait lui pousser des ailes ou pouvoir se livrer à la lévitation. Il tombait avec assurance dans le vide. Je me demande comment il ne s'est pas souvent rompu les os. Il tombait de cent fois sa hauteur. Et il continua ce genre de sport avec un bel entêtement, des centaines et des centaines de fois.

Saviez-vous qu'ils portent semelle aux pattes arrière et que si l'empreinte de cette semelle des hérissons a les contours d'un pied humain, la peau de cette semelle est ridée, fripée et que l'on pourrait en interpréter les lignes comme en chiromancie, qui est l'art de deviner par l'inspection de la main, de deviner et de prédire l'avenir. Je l'aurais fait et cela n'eût pas été nouveau car la chiromancie, ou mieux, la podomancie appliquée aux pattes de certains animaux a été pratiquée au moyen âge, par exemple sur les mandragores (à Paris, sur le Pont-Neuf, on vendait comme mandragores, mâle ou femelle, des momies de ouistiti du Brésil à la place du fameux champignon de Corinthe) dont on observait entre autres opérations de nécromancien, les extrémités pour annoncer le beau ou le mauvais temps : elles se nouaient ou se dénouaient [...]

Un matin, je le trouvai mort dans la musette qui lui servait de couche et où je l'enfermais pour la nuit. Je fis son autopsie (car je suis tout de même un ancien carabin) . Je ne trouvai pas autre trace du foie qu'un petit durillon pas plus gros que grain de millet. Mon hérisson avait eu le foie résorbé par l'alcool. (Et c'est ainsi que devait mourir Raymond Radiguet quelques années plus tard, d'une résorption du foie. En effet, le Dr Capmas que je lui avais adressé devait me téléphoner quelques heures après sa mort : " — Votre jeune ami n'avait plus de foie, pas plus gros qu'une noisette. Il a trop absorbé d'alcool. Il était d'un âge trop tendre. Que dites-vous, qu'il a fait son service militaire ? Pas possible. Il n'était pas encore formé. Les cocktails sont un poison." C'est étrange. Je me demande à quel genre de chutes a pu se livrer ce pauvre Radiguet avant de mourir, lui qui à jeun enfourchait Pégase et s'envolait... comme voulait souvent le faire mon lourdaud de hérisson. A Dompierre, ce sont les hommes qui volaient en l'air par sections entières, soufflés qu'ils étaient par les terrifiantes explosions des fourneaux de mines qui partaient en chapelet et beaucoup d'hommes ne retombaient pas, sinon sous forme de pluie de sang. On manquait un peu de pinard dans le secteur mais pas de ce genre de gros rouge et tout le monde était saoul, de peur, de fatigue et de ce vin nouveau d'Apocalypse. Mais qui donc foulait la vigne et en vue de quoi ? On ne pouvait tomber plus bas. Personne. Je serrais les poings pour ne pas être tenté de lire les lignes de ma main. L'avenir ? Une blague. Du cinéma. Et on l'a eu en juin 40. Si la France doit crever, buvons ! Mais que deviendront les autres nations de la terre jusqu'à complète atomisation ? ... Alors, crevons !)

© Ali Kiliç