Du hérisson chez Octave Mirbeau

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O. Mirbeau, Les 21 Jours d'un neurasthénique, III (reprise d'une "Lettre ouverte à Alphonse Allais", Le Journal, 1896 http : //minilien.com/ ? iRLBqx7Ish)

Un jour que j'étais descendu à la cave — Dieu sait pourquoi, par exemple -, je trouvai, au fond d'une vieille boîte d'épicerie, sous une couche épaisse de petit foin, dit d'emballage, je trouvai... quoi ? ... un hérisson. Roulé en boule, il dormait de ce profond, de cet effrayant sommeil hivernal, dont les savants ne nous ont point encore expliqué la morphologie — est-ce ainsi qu'il faut dire ? La présence, dans une boîte d'épicerie, de cet animal, ne m'étonna pas autrement. Le hérisson est un quadrupède calculateur et fort "débrouillard". Au lieu de chercher pour l'hiver, un peu confortable abri sous un dangereux et aléatoire tas de feuilles ou dans le trou d'un vieil arbre mort, celui-ci avait jugé qu'il serait pus au chaud et plus tranquille dans une cave. Notez, en outre, que, par un raffinement de confortable, il avait choisi, pour l'hivernage, cette boîte d'épicerie, parce qu'elle était placée contre le mur, à un endroit précis où passe le tuyau du calorifère. Je reconnus bien là un des trucs familiers aux hérissons, qui ne sont pas assez stupides pour se laisser mourir de froid, comme de vulgaires purotins. [...] Le lendemain, le hérisson était apprivoisé comme un chien. Dès que j'entrais dans la pièce où je lui avais fait une litière bien chaude, il marquait une joie excessive, venait à moi, et n'était heureux que lorsque je l'avais pris. Alors, caressant ses piquants si bien couchés sur son dos qu'ils étaient doux ainsi qu'un pelage de chat, il poussait de petits cris sourds qui devinrent, en peu de temps, continus, monotones et endormeurs comme un ronronnement. [...] Le malheur voulut que, par faiblesse, par perversité, peut-être, je l'accoutumasse aux boissons alcooliques. Quand il y eut goûté, il se refusa, avec un entêtement colérique, à en boire d'autres. Chaque jour, il avalait son verre de fine champagne, comme un homme. Il n'en éprouvait aucune gêne, aucun trouble, aucune ivresse. Buveur solide, il "portait la boisson", comme un vieux capitaine. Il prit aussi l'habitude de l'absinthe, et parut s'en trouver bien. Son pelage avait foncé, ses yeux ne pleuraient plus, toute trace d'anémie avait disparu. Et, quelquefois, je surprenais, dans son regard, d'étranges préoccupations, et comme des lueurs de luxure. Certain qu'il rentrerait à son gîte, par les belles nuits chaudes, je le lâchais dans le bois, à l'aventure, et le matin, dès l'aube, il était là, près de la porte, attendant qu'on lui ouvrît. Presque tout le jour, il dormait d'un sommeil de plomb, réparant ainsi ses débauches nocturnes. Un matin, je le trouvai étendu sur sa litière. Il ne se leva pas à mon approche. Je l'appelai. Il ne bougea pas. Je le pris dans ma main ; il était froid. Pourtant, il respirait encore... Oh ! son petit oeil, et le regard qu'il me lança, qu'il eut encore la force de me lancer, jamais je ne l'oublierai... ce regard presque humain, où il y avait de l'étonnement, de la tristesse, de la tendresse, et tant de choses mystérieuses et profondes que j'aurais voulu comprendre... Il respirait encore... Une sorte de petit râle, pareil au glouglou d'une bouteille qui se vide... puis deux secousses, un spasme, un cri, encore un spasme... Il était mort. Je faillis pleurer... Je le considérai bêtement dans ma main. Il ne portait aucune trace de violence sur son corps, flasque, maintenant, comme un chiffon ; aucun symptôme apparent de maladie ne se révélait. La veille, il n'était point sorti dans le bois, et, le soir, il avait bu joyeusement, virilement, son verre de fine champagne. De quoi était-il mort ? Pourquoi cette soudaineté ? J'envoyai le cadavre à Triceps qui l'autopsia. Et voici le petit mot bref que, trois jours après, je reçus :

Cher ami, Intoxication alcoolique complète. Est mort de la pneumonie des buveurs. Cas rare, surtout chez les hérissons. A toi.

O. Mirbeau, Les 21 Jours d'un neurasthénique

J'ai fait, aujourd'hui, une découverte importante sur l'invulnérabilité du hérisson au venin de la vipère, et je vous demande, ô lecteurs futurs, la permission de m'en réjouir avec vous.

Cette invulnérabilité n'est pas due, comme le croient les naturalistes, lesquels ne voient jamais plus loin que le bout de leur scalpel, à des particularités physiologiques qui rendraient le hérisson constitutionnellement réfractaire aux intoxications vipérines ; elle vient uniquement de l'étonnante roublardise dont la nature doua ce petit quadrupède, et de la merveilleuse ingéniosité qu'il déploie dans la lutte pour la vie. Je le démontrerai tout à l'heure. Si je ne fais point part de ma découverte à ce qu'on appelle le monde savant, c'est que je le sais par nature peu accueillant aux libres observateurs, et par système, franchement hostile aux incursions des littérateurs dans le domaine de la science, qu'il considère comme son fief exclusif. Bien à tort, j'ose le dire. Pourtant, mes travaux antérieurs et subséquentes recherches devraient m'être une attestation sérieuse que je ne suis pas le premier venu, en cette partie de l'intelligence humaine. Faut-il rappeler que c'est moi qui déterminai la loi, si intéressante et si nouvelle, de l'ambulation chez les végétaux ? Quant à mes observations sur la bimentalité et l'autocriminologie de l'araignée, elles révolutionnèrent la physiologie de cet articulé aptère, au point que sir John Lubbock, à qui je les adressai, consignées dans un lumineux rapport, devint si furieux qu'il fallut toute l'habileté de M. le baron de Courcel, à cette époque notre ambassadeur à Londres, pour empêcher l'Angleterre de faire encore des bêtises en Egypte. [...] Cet après-midi, je suis allé me promener avec mon ami Robert Hagueman, dans un bois... [...] Ah ! celui qui m'eût dit que j'étais sur le point de faire une découverte biologique importante, m'eût fort étonné ! Mon attention fut, tout à coup, requise par quelque chose de brillant qui se glissait entre les herbes et soulevait, comme d'un vif éclair argenté, le feuillage bas des millepertuis. Je reconnus une vipère, et je mentirais si je n'ajoutais pas : de l'espèce la plus dangereuse. Elle ne me voyait point, et s'ébattait librement, paresseusement, parmi les fleurs. Tantôt elle disparaissait, tantôt elle reparaissait, ici, droite comme une petite lame de poignard, là, ovale comme un bracelet, ou bien encore, ondulant comme un ruisselet d'eau claire, entre de la mousse. Mais quelque chose m'intrigua plus encore. Non loin de la vipère insoucieuse, j'aperçus un petit tas de feuilles sèches. Au premier abord, il n'offrait rien de particulier ; à l'examiner mieux, il me sembla suspect. Il n'y avait pas la moindre brise, pas le moindre courant d'air sous le taillis : les petites graminées restaient immobiles. On eût dit que les feuilles des bouleaux, au-dessus, eussent été peintes. Et cependant ce tas de feuilles sèches bougeait ; un mouvement léger, mais perceptible, de respiration l'animait... Il était vivant... Et d'être vivante ainsi, cette boule de feuilles sèches me donnait je ne sais quelle terreur... J'écarquillai les yeux pour la mieux voir, pour faire entrer mon regard sous la superposition de ces feuilles qui me cachaient évidemment un mystère, un de ces mille crimes de la forêt meurtrière, mais quel ? [...] Et, tout à coup, tandis que la vipère, d'un rampement lent, frôlait le tas de feuilles, je vis une chose merveilleuse, un des drames les plus surprenants qu'il soit donner à l'homme de contempler. Les feuilles sèches volèrent à droite et à gauche, et un gros hérisson dardant ses piquants, allongeant son museau, apparut. Avec une rapidité, un bondissement d'attaque qu'il eût été impossible d'imaginer aussi lestes chez une bête d'aspect aussi lourd, le hérisson se précipita sur la vipère, l'engueula par la queue qu'il serra fortement, et se roula en boule, son corps tout entier préservé par les mille pointes dressées, comme des piquants de lance, de sa peau. Et il ne bougea plus. Alors, la vipère souffla horriblement. Par des élans vigoureux qui la faisaient s'élancer toute droite et brillante comme un coup de couteau, elle essaya de se dégager de l'étreinte du hérisson. En vain, elle essaya de le mordre, précipitant sa gueule chargée de venin contre les piquant de l'ingénieux animal, où elle se déchirait. Toute sanglante, ses petits yeux crevés, elle continuait à se débattre et de mordre l'impénétrable armure du monstre, dans une fureur croissant avec les blessures. Cette lutte dura dix minutes. Enfin, dans sa rage à vouloir se dégager, elle se perfora le cerveau contre les inflexibles épées, et elle retomba, inerte, mince ruban gris taché de sang, près de la boule immobile. Le hérisson attendit quelques instants. Puis avec une prudence, une circonspection vraiment admirables, il détendit ses piquants, risqua son museau, allongea à demi le corps, ouvrit ses deux petits yeux noirs, féroces et ricaneurs, sortir ses pattes. Puis, quand il se fut bien rendu compte que la vipère était morte, il l'avala, en groïnant, comme un porc. Après quoi, lourdaud, repu, il se traîna sur ses pattes courtes, et, fouillant la terre du groin, il se roula en boule, sur un tas de feuilles parmi lesquelles il disparut.

*************************************** Octave Mirbeau, Journal d'une femme de chambre

Le capitaine me raconte aussi que l' autre semaine, sous un tas de fagots, il a capturé un hérisson. Il est en train de l' apprivoiser... il l' appelle Bourbaki... ça, c' est une idée !... une bête intelligente, farceuse, extraordinaire et qui mange de tout !...
— Ma foi oui !... s' exclame-t-il... dans la même journée, ce sacré hérisson a mangé du beefsteack, du haricot de mouton, du lard salé, du fromage de gruyère, des confitures... il est épatant... on ne peut pas le rassasier... il est comme moi... il mange de tout !...

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Bourbaki est mort... il est mort d' une congestion pulmonaire, pour avoir bu trop de cognac... vraiment, il n'a pas de chance...

(A noter que Bourbaki, le nom du hérisson du capitain Mauger dans le Journal d'une femme de chambre, est aussi le nom d'un des colonels de Cendrars dans La Main coupée. Sans parler du vrai faux mathématicien.)

© Ali Kiliç