Une petite enquête

rapproch

Eszter Balint, actrice américaine d'origine hongroise (que l'on peut voir dans le Jim Jarmusch, Stranger than paradise) s'est aussi essayée à la chanson. Sur l'album de reprises de la série Great Jewish music consacré à Gainsbourg, elle reprend "Un poison violent, c'est ça l'amour" (http : //fraliens.free.fr/docs/balint.mp3) et chante, modifiant légèrement les paroles originales :

"Mais dans ce mouvement perpétuel, de l'appétit au dégoût, de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit, on ne laisse pas de se divertir par l'image d'une liberté errante. Tu sais de qui c'est ? ... Bravo ! "

A l'origine, cette chanson extraite de la comédie musicale "Anna" (1965) est un dialogue chanté entre Gainsbourg et Brialy, au cours duquel est révélé l'auteur de cette "citation" :

"— Qu'est-ce autre chose que la vie des sens, qu'un mouvement alternatif qui va de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit, de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit...
— J' m'en fous !
— Ta gueule, laisse-moi finir ! L'âme flottant toujours incertaine entre l'ardeur qui se renouvelle l'ardeur qui se renouvelle et l'ardeur qui se ralentit, l'ardeur qui se renouvelle et l'ardeur qui se ralentit...
— Ah ! j' m'en fous !
— Mais dans ce mouvement perpétuel, de l'appétit au dégoût, de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit, on ne laisse pas de se divertir par l'image d'une liberté errante. Tu sais de qui c'est ?
— Non.
— Bossuet.
— Bravo ! Tu veux une oraison funèbre ? "

Bien sûr cette citation ne provient pas des Oraisons funèbres mais du Sermon sur le mauvais riche, et l'on s'aperçoit que le texte original de Bossuet a été modifié par Gainsbourg :

"Mais les mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l'efficace de cette action paisible et intérieure qui occupe l' âme en elle-même ; ils ne croient pas s'exercer s'ils ne s'agitent, ni se mouvoir s' ils ne font du bruit : de sorte qu' ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils s' abîment dans un commerce éternel d'intrigues et de visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux, et ce mouvement perpétuel, qui les engage en mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire, par l' image d' une liberté errante. Comme un arbre, dit saint Augustin, que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses branches : bien que ce vent ne le flatte qu'en l'agitant, et le jette tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, avec une grande inconstance, vous diriez toutefois que l'arbre s'égaye par la liberté de son mouvement ; ainsi, dit ce grand évêque, encore que les hommes du monde n'aient pas de liberté véritable, étant presque toujours contraints de céder au vent qui les pousse, toutefois ils s'imaginent jouir d' un certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues et incertains"

Où saint Augustin compare-t-il les hommes pervertis par leurs richesses à un arbre agité par le vent ? Non pas dans les Confessions, ce serait trop simple, mais dans ses Commentaires sur les psaumes. Il s'agit du "Discours sur le psaume CXXXVI, Babylone ou la captivité de cette vie" :

" « Aux saules de ses rivages nous suspendîmes nos cithares ». Ils ont leurs harpes, les habitants de Jérusalem ; ils ont les saintes Ecritures, les préceptes ; les promesses de Dieu, les pensées de l'autre vie ; mais quand ils se trouvent au milieu de Babylone, ils suspendent ces harpes aux saules du rivage. Le saule est un arbre stérile, et dont le nom ici ne signifie rien de bon, bien qu'ailleurs il puisse avoir un autre sens. Mais ici, ne voyons sur les fleuves de Babylone que des arbres stériles. Les fleuves de Babylone les arrosent, et néanmoins ils ne produisent aucun fruit. De même qu'il est des hommes cupides, avares, stériles en bonnes oeuvres, ainsi en est-il des citoyens de Babylone, qui ressemblent aux arbres de ces contrées, s'abreuvent de toutes les voluptés passagères, comme des eaux des fleuves de Babylone. [...] Tu ne comprends pas, lui diras-tu, les biens du Christ ; tu es absorbé par un autre, qui est l'adversaire du Christ, et à qui tu as ouvert ton coeur. Tu jettes les yeux sur les temps anciens, et ces temps te paraissent plus heureux ; comme des olives pendantes à l'arbre, au souffle des vents, ainsi les hommes s'imaginaient jouir d'un certain air de liberté, en promenant çà et là leurs vagues désirs. Mais voici que l' on jette l'olive sous le pressoir ; car elle ne pouvait demeurer toujours sur l'arbre, et l'année touchait à sa fin, Ce n'est pas sans raison que plusieurs de nos psaumes sont intitulés : « Pour les pressoirs ». Liberté sur l'arbre, écrasement au pressoir."

Ici les hommes ne sont en fait pas comparés à des arbres mais à des olives balancées par le vent. Le Psaume en question, commenté par Augustin, (136 ou 137 selon les éditions) raconte un moment de l'exil des Hébreux :

"1 Auprès des fleuves de Babylone, là nous nous sommes assis, et nous avons pleuré quand nous nous sommes souvenus de Sion. 2 Aux saules qui étaient au milieu d'elle nous avons suspendu nos harpes. 3 Car là, ceux qui nous avaient emmenés captifs nous demandaient des cantiques, et ceux qui nous faisaient gémir, de la joie : Chantez-nous un des cantiques de Sion. 4 Comment chanterions-nous un cantique de l'Éternel sur un sol étranger  ? 5 Si je t'oublie, ô Jérusalem, que ma droite s'oublie ! 6 Que ma langue s'attache à mon palais si je ne me souviens de toi, si je n'élève Jérusalem au-dessus de la première de mes joies ! 7 Éternel ! souviens-toi des fils d'Édom, qui, dans la journée de Jérusalem disaient : Rasez, rasez jusqu'à ses fondements ! 8 Fille de Babylone, qui vas être détruite, bienheureux qui te rendra la pareille de ce que tu nous as fait ! 9 Bienheureux qui saisira tes petits enfants, et les écrasera contre le roc ! "

Et ce cantique qu'ils ne voulurent pas chanter à leurs oppresseurs Babyloniens, ayant raccroché leurs harpes, déchirés entre le sentiment d'amour pour Sion et celui de vengeance envers Babylone (située dans l'actuel Irak) , qu'ils vouent à la destruction, quel est-il sinon précisément la chanson que reprend Eszter en 1997, "Un poison violent, c'est ça l'amour", perpétuée par diverses "annales célèbres" où l'on "conserve écrits le service et l' offense, / monuments éternels d' amour et de vengeance" (Racine, "Esther")  ?

© Ali Kiliç