La damoiselle de Gournay

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Marie Le Jars de Gournay (1566-1645) , femme de lettres française, est surtout connue pour son édition des œuvres de Montaigne et pour avoir été une figure historique du féminisme. En 1588, admiratrice de Montaigne (qui a 32 ans de plus qu’elle) , elle apprend qu’il séjourne à Paris et décide de lui écrire pour le rencontrer. Ce sera la deuxième grande amitié de l’écrivain, après La Boétie, et la jeune femme alors âgée de 22 ans deviendra sa " fille d’alliance ", sa disciple, la dépositaire posthume de ses Essais.

Marie de Gournay vécut de sa seule plume sa vie durant et ne se maria pas. Outre son édition des Essais, édition de référence jusqu’au 19ème siècle, elle écrivit un petit roman, de courts essais moraux ou stylistiques, des vers, de nombreuses traductions d’auteurs latins… Le site Gallica donne plusieurs reproductions de ses œuvres dans des éditions de l’époque, comme sa longue et intéressante préface aux Essais et son plus célèbre ouvrage qui regroupe la plupart de ses écrits connus : Ombre de la damoiselle de Gournay, œuvre composée de meslanges, chez Jean Libert., Paris, 1626. (Une autre édition de contenu sensiblement identique s’intitule Les Avis ou les presens de la demoiselle de Gournay, 1634.) Sur la couverture est noté cet alexandrin " L’homme est l’ombre d’un songe, et son œuvre est son ombre. " Quel est ce songe de Marie de Gournay dont son livre recueille l’ombre ?

Au côté de plusieurs " versions " de Tacite, Salluste, Ovide, Cicéron et Virgile, de réflexions stylistiques ou rhétoriques sur la rime, les " diminutifs " français, " l’art de traduire les Orateurs ", d’articles moraux aux titres aussi savoureux que " De la néantise de la commune vaillance de ce temps, et du peu de prix de la qualité de Noblesse " ou " Des sottes ou présomptueuses finesses ", on trouve deux textes féministes, une " Égalité des hommes et des femmes " et un " Grief des Dames ". Ce " grief ", c’est-à-dire les souffrances et les railleries qu’enduraient les femmes qui se mêlaient d’avoir de l’esprit et des lettres, celui dont a eu à souffrir Marie de Gournay toute sa vie : n’être pas prise au sérieux parce qu’elle était " du sexe ". La véhémence de ses écrits témoigne de la blessure profonde chez l’intellectuelle victime de préjugés stupides, tout comme elle témoigne de la vigueur de ses convictions. L’estime que Montaigne lui vouait l’honore et honore l’auteur des Essais en retour.

Sa critique de la phallocratie dans la société et dans les lettres a très longtemps été d’actualité, tout comme sa dénonciation des " nègres " ou du conformisme du public, si bien qu’elle nous paraît étonnamment moderne, tout comme son style qui traduit un caractère bien trempé en dépit des tournures archaïques et les phrases à rallonge (je me suis efforcé d’établir une orthographe, une ponctuation et un découpage des paragraphes modernes tout en précisant le sens de certains termes obscurs à partir des deux versions de ce texte en question.) Son art consiste à rendre vivantes les scènes qu’elle décrit, souvent par un détail évocateur (le " souris " du " mépriseur " ; la pauvre folle qui crie dans la rue qu’elle est belle) , à trouver l’expression frappante (la " glaire d’œufs battue " des discours des pédants ; la " querelle d’Allemand " du sot) , bref, à employer au mieux le jaillissement libre, foisonnant, direct et drôle de la langue et du lexique si riches du 16ème siècle, capables de mêler dans un texte polémique, les plus grands philosophes grecs et les Pères de l’Église avec des " cervelles à debeller ", des vers d’Horace et " l’escopetterie de caquet perpétuel "…

Grief des Dames



Bienheureux es-tu, Lecteur, si tu n’es point de ce sexe qu’on interdit de tous les biens, l’interdisant de la liberté. Ajoutons qu’on interdit encore à peu près de toutes les vertus, lui soustrayant les Charges, les Offices et fonctions publiques ; en un mot, lui retranchant le pouvoir, en la modération duquel la plupart des vertus se forment, afin de lui constituer pour seule félicité, pour vertus souveraines et seules, l’ignorance, la servitude et la faculté de faire le sot. Bienheureux derechef qui peux être sage sans crime : ta qualité d’homme te concédant, autant qu’on les défend aux femmes, toute action de haute volée, tout jugement et toute parole de spéculation exquise et le crédit de les faire approuver ou pour le moins écouter. Mais afin de taire pour ce coup les autres griefs de ce sexe, de quelle insolente façon est-il ordinairement traité, je vous prie, aux conférences, autant qu’il s’y mêle ? Et suis si peu, ou pour mieux dire si fort glorieuse, que je ne crains pas d’avouer que je le sais de ma propre expérience.

Eussent les Dames ces puissants arguments de Carnéade [philosophe grec], il n’y a si chétif qui ne les rembarre avec approbation de la plupart des assistants, quand avec un souris seulement, ou quelque petit branlement de tête, son éloquence muette aura dit : " C’est une femme qui parle ". Tel rebute pour [" repousse avec mépris en tant que "] aigreur épineuse, ou du moins pour opiniâtreté, toute forme de résistance qu’elles puissent faire contre les arrêts de son jugement, pour discrète qu’elle se montre ; ou d’autant qu’il ne croie pas qu’elles puissent heurter sa précieuse tête par autre ressort que celui de l’aigreur et de l’opiniâtreté ; ou parce que se sentant au secret du cœur, mal aiguisé pour le combat, il faut qu’il trame querelle d’Allemand, afin de fuir les coups. Et n’est pas l’intention trop sotte d’accrocher sur les fins de non recevoir la rencontre de quelques cervelles qui peut-être lui feraient peine à debeller [du latin debellare, " soumettre par les armes "]. Un autre s’arrêtant par faiblesse à mi-chemin, sous couleur de ne vouloir pas importuner personne de notre robe, sera dit victorieux et courtois ensemble. Un autre, derechef, bien qu’il estimait une femme capable de soutenir une dispute, ne croira pas que sa bienséance lui permette de présenter un duel légitime à cet esprit, pource qu’il la loge en la bonne opinion du vulgaire, lequel méprise le sexe en ce point-là.

Pourrions-nous entendre ces vers d’Horace, jusques au reproche de cette espèce de désir et de crainte, d’une indue approbation ou réprobation populaire ?

Nul n’a chéri ni redouté

Le faux honneur ou le faux blâme

S’il n’a connu lui-même en l’âme

Le mensonge et la fausseté.

Suffisance esclave et chétive qui ne peut et ne veut être ce qu’il plaît, ni agir que selon qu’il plaît à une foule de sots et de fous, car ainsi faut-il baptiser le commun du monde ; et la plus chétive et catarrheuse équité qui ne fait honneur ni justice au mérite d’autrui que selon ses propres intérêts : mêmement tels intérêts que ceux d’une grimace mondaine, si faciles à mépriser si son maître est sage. C’est bien loin après tout, de mener par le nez un vulgaire que de faire vanité qu’il nous mène par le nez nous-mêmes ! Suivons. Cettuy-ci disant trente sottises, emportera néanmoins le prix, par sa barbe ou par l’orgueil d’une capacité prétendue que la compagnie et lui-même mesurent selon les commodités et la vogue, sans considérer que bien souvent elles lui naissent d’être plus bouffon ou plus flatteur que ses compagnons ou de quelque vilaine submission [du latin submissio, " infériorité "] ou autre vice ; ou de la bonne grâce et faveur de telle personne qui n’accorderait pas une place en son cœur ni en sa familiarité à de plus habiles gens que lui. Cettuy-là sera frappé, qui n’a pas l’entendement d’apercevoir le coup rué d’une main féminine. Et tel autre l’aperçoit qui pour l’éluder tourne le discours en risée ou bien en escopetterie [le bruit que produit l’escopette, sorte de mousquet] de caquet perpétuel, ou le détord [du latin detorquere, " écarter "] et divertit ailleurs et se met à vomir pédantesquement force belles choses qu’on ne lui demande pas ; ou par sotte ostentation, l’intrigue et confond de batelages logiques, croyant offusquer [" embrouiller "] son antagoniste par les seuls éclairs de sa doctrine, de quelque biais ou lustre qu’il les étale. Telles gens savent, en cela, combien il est aisé de faire profit de l’oreille des spectateurs, lesquels pour se trouver très rarement capables de juger de l’ordre et de la conduite d’une dispute ou conférence et de la force des conférants, et très rarement capables aussi de ne s’éblouir pas à l’éclat de cette vaine science que ceux-ci crachent comme s’il était question de rendre compte de leurs leçons, ne peuvent découvrir quand ces galanteries-là sont fuite ou victoire. Ainsi pour emporter le prix, il suffit à ces messieurs d’esquiver le combat et peuvent moissonner autant de gloire qu’ils veulent épargner de labeur. Ces trois mots soient dits sur la conférence pour la part spéciale et particulière des Dames, car de l’art de conférer en générale et de ses perfections et défauts, les Essais en traitent jusques au faîte de l’excellence.

Remarquons en ce discours que non seulement le vulgaire des Lettrés bronche à ce pas [" bute "], contre le sexe féminin, mais que parmi ceux mêmes vivants et morts qui ont acquis quelque nom aux Lettres en notre siècle, je dis [que], parfois sous des robes sérieuses, on en a connus qui méprisaient absolument les Œuvres des femmes, sans se daigner amuser à les lire pour savoir de quelle étoffe elles sont, et sans se vouloir premièrement informer s’ils en pourraient faire eux-mêmes qui méritassent que toute sorte de femmes les lussent. Trait en vérité fort commode selon le goût populaire à relever l’éclat de leur sapience, puisque pour mettre un homme en estime auprès du commun, cette bête à plusieurs têtes surtout en la Cour, il suffit que cet homme méprise cettuy-ci et cettuy-là, et qu’il jure être quant à lui, le prime del monde, à l’exemple de cette pauvre folle qui croyait se rendre un exemplaire de beauté pour s’en aller criant par nos rues de Paris, les mains sur les côtés : " Venez voir que je suis belle. " Mais je souhaiterais en charité que ces gens eussent ajouté seulement un autre trait de souplesse à cettuy-là. C’est de nous faire voir que la valeur de leur esprit surpassait tête pour tête celle de ce sexe partout ; ou bien au pis aller, égalait celle-là de leurs voisins : oui même voisins au-dessous du haut étage. Cela s’appelle que nous ne lussions pas aux registres de ceux de leur troupe, qui osent écrire, des traductions infâmes s’ils mêlent d’exprimer un bon Auteur ; des conceptions faibles et basses, s’ils entreprennent de discourir ; des contradictions fréquentes, des chutes sans nombre, un jugement aveugle au choix et en la suite des choses, ouvrages desquels le seul assaisonnement est un léger fard de langage, sur des matières dérobées : glaire d’œufs battue.

À propos de quoi, je tombai l’autre jour sur une épître liminaire de certain personnage du nombre de ceux-là qui font piaffe [" coquetterie "] de ne s’amuser jamais à lire un Écrit de femme : mon Dieu, que de diadèmes, que de gloire, que d’Orient, que de splendeur, que de Palestine, recherchez cent lieues par-delà le Jourdain [variante : le mont Liban] ! mon Dieu que de pieds de mouche, passant pour autant que phénix en l’opinion de leur maître ! et combien sont loin des bons ornements ceux-là qui les recherchent dans l’enflure ou pompe des mots, particulièrement en prose. Ceux à qui nature donne un corps grêle, ce dit un homme de haut mérite, le grossissent d’embourrure [" toile de jute utilisée pour le rembourrage "] ; et ceux de qui l’imagination conçoit une matière exile [du latin exilis : " chétive "] ou sèche, l’enflent de paroles. Quelle honte encore que la France voie d’un œil si trouble et d’un jugement si louche, le mérite des Écrivains, qu’elle ait donné réputation d’écrire excellemment à un Auteur qui comme le père de cette Épître n’eut jamais qualité recommandable, réservé [" hormis "] celle de ce fard, assisté de quelque science scolastique ? Je le veux tant moins nommer de ce qu’il est mort. Finalement, pour tourner à souhaiter du bien à mon prochain, je désirerais aussi qu’aucuns de cette volée de savants ou Écrivains mépriseurs de ce pauvre sexe malmené, cessassent d’employer les Imprimeurs, pour nous laisser à tout le moins en doute, s’ils savent composer un Livre ou non, car ils nous apprennent qu’ils ne peuvent, édifiant les leurs par le labeur d’autrui. Je dis les édifiant en détail et parfois en gros, de peur que cet honnête homme que les Essais raillent de même vice en la saison de leur Auteur, ne demeurant sans compagnie.

Si je daignais prendre la peine de protéger les Dames, j’aurais bientôt recouvré mes seconds en Socrate, Platon, Plutarque, Sénèque, Antisthène, ou encore saint Basile, saint Jérôme, et tels esprits auxquels ces Docteurs donnent si librement le démenti et le soufflet, quand ils font différence, surtout différence universelle, aux mérites et facultés des deux sexes. Mais outre qu’ils sont assez punis de montrer leur bêtise inconsidérée, condamnant le particulier par le général (accordé qu’en général le talent des femmes fût inférieur) , leur bêtise aussi par l’audace de mépriser le jugement de si grands personnages que ceux-là, sans parler des modernes, et le décret éternel de Dieu-même, qui ne fait qu’une seule création des deux sexes, et de plus, honore les femmes en son Histoire sainte de tous les dons et faveurs qu’il départ aux hommes ainsi que j’ai représenté plus amplement en l’Égalité d’eux et d’elles. Outre tout cela, certes, ils souffriront, s’il leur plaît, qu’on les avertisse que nous ne savons pas s’ils sont capables de défaire les femmes par la souveraine loi de leur bon plaisir qui les condamne à l’insuffisance, ou s’il y a de la gloire pour eux en leurs efforts de les effacer par le mépris. Mais nous connaissons quelques femmes qui ne feraient jamais gloire de si peu de chose que de les effacer [elles]-mêmes ; je ne dis pas effacer à si bon marché que par l’injure du mépris dont ils font si plaisamment leur foudre, oui bien par mérites. Davantage, ils sauront que la même finesse qu’ils cherchent [" mettent "] à dédaigner ce sexe sans l’ouïr et sans lire les Écrits, il la cherche à leur rendre le change, parce qu’il les a ouïs et a lu ceux qui sont partis de leur main. Ils pourront retenir au surplus un dangereux mot de très bonne maison : Qu’il n’appartient qu’aux plus malhabiles de vivre contents de leur suffisance, regardant celle d’autrui par-dessus l’épaule, et que l’ignorance est mère de la présomption.

© Ali Kiliç