Sur une citation de Rabelais

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Journalistes et « penseurs » usent sans arrêt d’une formule de Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », au sujet des dérives de la recherche scientifique (OGM, clonage etc. etc.) À les entendre, Rabelais voulait à peu près dire : « la recherche scientifique sans une réflexion déontologique n’est que ruine de l’âme. »



Or, j’ai récemment entendu un universitaire (non seizièmiste) , expliquer que cette phrase avait un tout autre sens car, dans la langue du XVI°, « science » vaut pour « savoir » et « conscience » pour « compréhension », ce qui donne plutôt : « savoir sans comprendre n’est que ruine de l’âme. » Idée séduisante d’autant plus que j’aime bien vérifier que l’opinion commune se trompe. Ce qui me donna envie de retourner voir le texte original.



Il s’agit donc de Pantagruel, chapitre VIII, « Comment Pantagruel estant à Paris receupt lettres de son pere Gargantua, et la copie d’icelles. », nous y trouvons la citation, qui clôt une lettre de Gargantua à son fils au cours de laquelle, il lui a exposé les sujets que le jeune géant devait étudier :



« Mais par ce que selon le sage Salomon, Sapience n’entre point en ame malivole, & science sans conscience n’est que ruyne de l’ame.* Il te convient servir, aymer, & craindre dieu & en luy mettre toutes tes pensées, & tout ton espoir : et par foy formée de charité estre à luy adioinct, en sorte que iamais n’en soys desemparé par peché, ayes suspectz les abuz du monde & ne metz point ton cueur à vanité : car ceste vie est transitoire : mais la parolle de Dieu demeure eternelle. »

[* ce point qui devrait évidemment être une virgule, n’est qu’une anomalie ordinaire en ces temps où les règles de la ponctuation n’étaient pas aussi claires que de nos jours.]



« sapience » signifiant bien sûr « sagesse », « malivole » = « mauvaise » et « science » = « savoir ». L’interprétation de l’universitaire, pas plus que celle des journalistes ne paraît vraiment cadrer avec le sens du passage, le problème venant bien du sens de « conscience. » Poursuivons notre petite enquête en relevant les occurrences significatives de « conscience » dans Pantagruel, (tout en nous souvenant du premier sens de ce mot et sens étymologique, qui est « connaissance »)  :



1— Ie ne suis pas nay en telle planette, et ne m’advint oncques de mentir ou asseurer chose que ne feust veritable : agentes & consentientes, c’est à dire, qui n’a conscience n’a rien. (Prologue)



2— Messieurs ià long temps a que sommes icy sans riens faire que despendre, & ne povons trouver fons ny rime en ceste matiere, & tant plus y estudions tant moins y entendons, qui nous est une grand honte et charge de conscience, et à mon advis n’en sortirons que à deshonneur : car nous ne faisons que ravasser en noz consultations. (IX)



3— […] le remboursant bas & roidde en sa conscience d’autant de baguenaudes



4— Dans Gargantua, une seule occurrence : « Et souppoit tresbien par ma conscience »



5— Dans Le Quart Livre :

La memoire avoit, comme une escharpe.

Le sens commun, comme un bourdon.

L'imagination, comme quarillonnement de cloches.

La conscience, comme un denigement de Heronneaulx.

Les deliberations, comme une pochée d'orgues.

La repentence, comme l'equippage d'un double canon.

Les entreprinses, comme la sabourre d'un guallion.

L'entendement, comme un breviaire dessiré.

[ce qui montre qu’ « entendement » et « conscience » ne sont pas synonymes pour lui]





À mon avis, « conscience » signifie « connaissance » dans les contextes 1 et 3 et « Lumiere interieure, sentiment interieur, par lequel l'homme se rend tesmoignage à luy-mesme du bien & du mal qu'il fait. » dans les 2, 4 et 5, c’est-à-dire à peu près le sens actuel de « morale » ici religieuse. En tout cas, certainement pas « compréhension ».

Bon, alors, de quelle « morale » ou de quelle « connaissance » est-il ici question ? La suite du passage l’indique clairement : il s’agit de la morale chrétienne ou de la connaissance (et donc du respect) des préceptes divins.

Par conséquent, il apparaît que ce que Rabelais a fait dire à Gargantua se paraphrase bien plutôt en (prenant en compte que cette lettre a une visée pédagogique)  : « La sagesse n’entre pas dans une âme mauvaise et le savoir (ou « l’acquisition du savoir » = « l’étude ») sans le respect des préceptes divins ne fait que perdre l’âme. » (N’oublions pas que Rabelais fut moine et prêtre séculier.)

Pourquoi a-t-on oublié le premier terme de la phrase binaire de Rabelais (« Sapience n’entre point en ame malivole ») alors qu’il s’articule avec le second, et que l’ensemble signifie que « le savoir sans conscience ne fait que produire une âme mauvaise dans laquelle la sagesse n’entre point », ou pour faire plus court, « le savoir sans conscience morale ne permet pas d’accéder à la sagesse. »



Par conséquent (bis) , les journalistes et les penseurs, tout comme notre universitaire, commettent un contresens en utilisant cette citation, par rapport à son sens premier. Eux-mêmes l’appliquent à leurs dépends : ils « savent » la phrase de Rabelais, mais n’en ont pas l’exacte « connaissance » ! Je n’irais pas jusqu’à dire que cette légèreté implique la « ruine de leur âme », mais ils pourraient être plus attentifs.



Cela dit, ces deux contresens produisent deux formules qui nous paraissent néanmoins vraies, peut-être même « plus vraies », hors de la visée et du contexte dans lesquels la version originale a été écrite, une formule qui s’applique bien à la science et/ou à la pédagogie modernes (d’où son succès) .



Et donc, puisque les meilleures choses ont une fin, qu’en conclure ? Bien sûr, « l’incroyable et inépuisable modernité de Rabelais » ; bien sûr, que les mots, une fois écrits, échappent à leur auteur et que les gens parlent sans comprendre ce qu’ils disent ou détournent à leur profit, tronquent, volontiers le sens de ce qu’ils citent ; qu’en se trompant on tombe parfois juste… etc. Je terminerai plutôt par l’expression « ruyne de l’ame » qui, curieusement, semble aller de soi, qui ne provoque apparemment aucune erreur ni difficulté d’interprétation, « ça, on sait ce que c’est, la ruine de l’âme, on en a eu notre dose ! » À la réflexion, c’est ce qui me frappe le plus dans la formule de Rabelais, ce petit syntagme en fin de phrase… Il cerne le gouffre de néant qui s’ouvre devant l’humanité. « La ruyne de l’ame », c’est l’exacte définition de notre XXème siècle, c’est le titre parfait d’un roman noir, c’est notre lâcheté quotidienne en quelques mots…







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Digression 1 : dans la même lettre, Gargantua écrit :

« Les impressions [l’imprimerie] tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon aage par inspiration divine, comme à contrefil l’artillerie par suggestion diabolicque. »

C’est une vision apparemment naïve que je trouve jolie. Le Bien donne l’imprimerie, le Mal, l’artillerie. Non ?



Digression 2 : le programme d’étude qu’il recommande à son fils est quand même assez moderne, ouvert sur le monde, bref, humaniste. (Je ne dis rien de nouveau en disant cela.)

« Qu’il n’y ait histoire que tu ne tiengne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmographie de ceulx qui en ont escript. Les ars liberaulx, Geometrie, Arismetique, & Musicque, Ie t’en donnay quelque gout quand tu estoys encores petit en l’aage de cinq à six ans : poursuys le reste, & de Astronomie saches en tous les canons, laisse moy l’Astrologie divinatrice, et art de Lucius comme abuz et vanitez. Du droit Civil ie veulx que tu saches par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques la philosophie. Et quant à la congnoissance des faitz de nature, Ie veulx que tu t’y adonne curieusement, qu’il n’y ait mer, ryviere, ny fontaine, dont tu ne congnoisse les poissons, tous les oyseaulx de l’air, tous les arbres arbustes & fructices des forestz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout orient & midy, riens ne te soit incongneu. Puis songneusement revisite les livres des medecins, Grecs, Arabes, & Latins, sans contemner [mépriser] les Thalmudistes & Cabalistes, & par frequentes anatomyes acquiers toy parfaicte congnoissance de l’aultre monde, qui est l’homme. Et par quelques heures du iour comme à visiter les sainctes letttres. Premierement en Grec le nouveau testament et Epistres des apostres, & puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme que ie voye ung abysme de science : car doresnavant que tu deviens homme & te fais grand, il te fauldra issir de ceste tranquillité & repos d’estude : & apprendre la chevalerie & les armes, pour defendre ma maison, & nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des malfaisans. Et veulx que de brief tu essayes combien tu as proffité, ce que tu en pourras mieulx faire, que tenant conclusion en tout sçavoir publicquement envers tous & contre tous : hantant les gens lettrez, qui sont tant à Paris comme ailleurs. »



Digression 3 : médecin, grand manieur de la langue française et même révolutionnaire dans les lettres, Rabelais, à la fin de sa vie exerça (du moins en titre) la charge de curé de Meudon.

Médecin, écrivain explosif, Meudon… Ça ne rappelle rien à personne ?

Donc, qu’a dit Céline sur Rabelais (en 1957)  ? (ou plutôt, qu’a dit Céline sur lui-même par l’intermédiaire de Rabelais, sur le style du XX° siècle par l’intermédiaire de la littérature du XVI°)



« Vous voulez que je vous parle de Rabelais ? d'accord, j'ai fouillé ce matin encore l'Encyclopédie, alors maintenant je sais. Y a tout là-dedans, la Grande Encyclopédie. On fait des carrières formidables avec ça. Justement, j'ai cherché au mot "Rabelais".

Voyez-vous, avec Rabelais, on parle toujours de ce qu'il faut pas. On dit, on répète partout : "C'est le père des lettres françaises". Et puis il y a de l'enthousiasme, des éloges, ça va de Victor Hugo à Balzac, à Malherbe. Le père des lettres françaises, ha là là ! c'est pas si simple. En vérité Rabelais, il a raté son coup. Oui, il a raté son coup. Il a pas réussi.

Ce qu'il voulait faire, c'était un langage pour tout le monde, un vrai. Il voulait démocratiser la langue, une vraie bataille. La Sorbonne, il était contre, les docteurs et tout ça. Tout ce qui était reçu et établi, le roi, l'Église, le style. il était contre.

Non. c'est pas lui qui a gagné. C'est Amyot, le traducteur de Plutarque : il a eu, dans les siècles qui suivirent, beaucoup plus de succès que Rabelais. C'est sur lui, sur sa langue, qu'on vit encore aujourd'hui. Rabelais avait voulu faire passer la langue parlée dans la langue écrite : un échec. Tandis qu'Amyot, les gens maintenant veulent toujours et encore de l'Amyot, du style académique. Ça c'est écrire de la m... : du langage figé. Les colonnes d'un grand quotidien du matin, qui se flatte d'avoir des rédacteurs qui écrivent bien, en est plein. Ça donne un cloaque à verbe bien filé, à phrases bien conduites, avec, à la fin de l'article, une petite astuce innocente. Pas dangereuse, pas trop forte, pour ne pas effrayer le public. C'est ça l'échec de Rabelais, c'est ça l'héritage d'Amyot. De la vraie m...., je continue.

Rabelais a vraiment voulu une langue extraordinaire et riche. Mais les autres, tous, ils l'ont émasculée, cette langue, jusqu'à la rendre toute plate. Ainsi aujourd'hui écrire bien, c'est écrire comme Amyot, mais ça, c'est jamais qu'une "langue de traduction".

Une de nos contemporaines presque célèbre a dit une fois en lisant un livre : "Ah ! que c'est beau à lire, on dirait une traduction ! " voilà qui donne le ton.

C'est ça la rage moderne du français : faire et lire des traductions, parler comme dans les traductions. Moi, y a des gens qui sont venus me demander si je n'avais pas pris tel ou tel passage de mes livres dans Joyce. Oui, on me l'a demandé ! c'est logique, parce que l'anglais. c'est à la mode. Moi je parle l'anglais parfaitement. comme le français. Aller prendre quelque chose dans Joyce ! Non, comme Rabelais, j'ai tout trouvé dans le français même.

Lanson dit : "Le français n'est pas très artiste". Pas de poésie en France ; tout est trop cartésien. Il a raison, évidemment, Amyot, voilà un pré-cartésien, et c'est ainsi que tout a été gâché. Mais c'était pas le cas de Rabelais : un artiste.

Rabelais, oui, il a échoué. et Amyot a gagné. La postérité d'Amyot, c'est tous ces petits romans émasculés qui paraissent de nos jours dans les meilleures maisons d'édition. Des milliers par an. Mais, des romans comme ça, moi j'en fais un à l'heure.

Or, on ne publie que cela, où est la postérité de Rabelais, la vraie littérature ? disparue. La raison en est claire. Il faudrait comprendre une fois pour toutes (assez de pudibonderie !) que le français est une langue vulgaire, depuis toujours, depuis sa naissance au traité de Verdun. Seulement ça, on ne veut pas l'accepter et on continue de mépriser Rabelais. "Ah ! c'est rabelaisien ! " dit-on parfois. Ça veut dire : attention, c'est pas délicat, ce truc-là, ça manque de correction. Et le nom d'un de nos plus grands écrivains a ainsi servi à façonner un adjectif diffamatoire. Monstrueux. Car c'était un type très fort, Rabelais, écrivain, médecin, juriste... Il a eu des embêtements, le pauvre, même de son vivant : il passait son temps à essayer de ne pas être brûlé.

Non, la France peut plus comprendre Rabelais : elle est devenue précieuse. Ce qui est terrible à penser, c'est que ça aurait pu être le contraire, la langue de Rabelais aurait pu devenir la langue française.

Mais il n'y a plus que des larbins, qui sentent le maître et veulent parler comme lui. Vive l'anglais, la retenue plate !

Rabelais, me direz-vous, ça sent bien un peu le système : oui quoi, ce type, il a été traqué par la persécution catholique, il battait en brèche les puissants. Oui, ça sentait le fagot, ce qu'il faisait.

Voilà l'essentiel de ce que je voulais dire. Le reste (imagination, pouvoir de création, comique, etc.) ça ne m'intéresse pas. La langue, rien que la langue. Voilà l'important. Tout ce qu'on peut dire d'autre, ça traîne partout. Dans les manuels de littérature, et puis lisez l'Encyclopédie. Si vous en voulez plus, allez demander à tous ces grands écrivains qui, eux, ont "des idées sur Rabelais".

Ah ! que j'en connais qui se prendraient la tête entre les mains et vous diraient avec sérieux : "Rabelais, quel prodigieux inventeur de mots ! " Ce ne sont que des bavards.

[...] La raison ! Faut être fou. On peut rien faire comme ça, tout émasculé. Ils me font rire. Regardez ce qui les contrarie : on n'a jamais réussi à faire "raisonnablement" un enfant. Rien à faire. Il faut un moment de délire pour la création.

Mais non, en littérature, faut rester propre. Alors on met aujourd'hui des lignes de points de suspension quand il se passe quelque chose et puis ça continue bien tranquillement : "le lendemain ils étaient tous deux invités à la réception de la duchesse". Oh ! je ne recommande pas l'érotologie, ça me dégoûte, mais ce qui est terrible c'est ce langage trop poli.

Ce qu'il y a en effet de bien chez Rabelais, c'est qu'il mettait sa peau sur la table, il risquait. La mort le guettait, et ça inspire la mort ! c'est même la seule chose qui inspire, je le sais, quand elle est là, juste derrière. Quand la mort est en colère.

Il était pas bon vivant, Rabelais, on dit ça, c'est faux. Il travaillait. Et, comme tous ceux qui travaillent, c'était un galérien. On aurait bien voulu l'avoir, le condamner. Autres galères, celles du pape, ça a existé, c'est vrai. Et là, les gars, il fallait qu'ils rament, qu'ils ramassent, comme dirait M. Duhamel.

Bardamu aussi, mon héros dans le Voyage, il dirait ça. Ah ! les imparfaits du subjonctif... J'ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais. J'ai passé moi aussi mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Comme lui, je n'ai rien à attendre des autres, comme lui, je ne regrette rien. »

© Ali Kiliç