L'Aube

pastiche

Oh, j’en ai passé des nuits comme celle-là… fixe immobile dans mon lit, façon cadavre… les yeux ouverts… si je les ferme, les explosions tonnerres rebondissent dans mon crâne… un barouf à pas tenir ! … terrible ! … mieux vaut les garder ouverts… je sais… j’ai déjà dit tout ça… mes 75 p. cent… mes récrimailles ! … mais faut dire, les gens écoutent pas… pour sûr, leur petit rhume c’est l’événement devant lequel plus rien existe ! … les autres ? qu’est-ce qu’ils s’en battent ! … y a que leurs tracas minus qui comptent… leur foie trop chargé, leur caca trop dur ! … trop mou ! … alors moi mes histoires… voilà que je radote de nouveau…

Quelle heure peut-il être ? … passé un moment, à rester étendu sans remuer, on perd la notion… de là à devenir cinoque complètement… notez, je voudrais pas passer pour me plaindre… c’est trop tard maintenant, j’ai l’habitude définitive… au début les souffrances c’était insupportable… 1914… je vous ai raconté… des nuits d’insomniaque j’en ai passées dans bien des plumards… sous toutes les latitudes… et partout le même fameux numéro… le fakir de la chambre à coucher ! avec le lit comme planche cloutée ! le plus infime geste de travers… et les bizuteries dans ma caboche reprennent ! … c’est tout un art l’immobilité allongée… ça se cultive… moi après quarante carats d’entraînement je crois j’ai un peu la technique ! … à Prague y avait pas des raisons que ça change… je dors par tranches… deux… trois fois une heure… je rabâche mes petites misères que vous soyez attentifs… le certain état un peu drôle dans lequel je navigue des fois… qu’explique bien des choses…

« Qu’il crève la vieille charogne ! qu’on en finisse ! … ça suffit ses jérémiades ! … » que vous vous dîtes… bon…

Là j’avais trouvé enfin une position à peu près tranquille et j’attendais… je connais bien ces instants quand le jour se lève… la lumière grise qui se fait dans la pièce… petit à petit… la même dans toutes les villes… blafarde… pas gaie… mais la fin de mes tortures ! … et la rumeur qui monte des quartiers populos… les premières autos… un klaxon au loin… en bas dans la ruelle une carriole passe… ça doit déjà faire la vingtième… pas normal… peut-être un marché dans les parages… avec le pavé et les rues étroites qu’est-ce que ça résonne les sabots… ça me rappelle certains attelages… la traversée de hameaux dans les Flandres… 14 encore ! … ça me reprend ! … que si j’avais le temps je vous dirais… mais là, pas le moment de se laisser bercer aux souvenirs… aux bruits de la rue… j’avais bien d’autres choses en tête…

Pourtant ce boucan qu’ils font tous dehors ! … pas possible ! … une fête ? une émeute ? … je suis vite prêt… l’habitude de dormir habillé vient aussi avec le temps et les emmerdements… je vais voir moi-même… dans l’escalier je croise le taulier tout échauffé… « Ach ! Monsieur ! catastrophe ! … » je pige à peine… un charabia de slave, d’allemand… le grand mélange d’Europe orientale… le gars file sans s’arrêter ! … mais c’est la panique, ma parole ! … y a quelque chose qui déconne… dehors y a foule alors qu’il est pas six heures ! … des tas de types qui se traînent… en uniformes déchirés… le grand bordel ! … on dirait une armée en déroute… sûr c’est pas une parade ! … ces soldats sont tout blêmes, y a des blessés… des mourants… un râle monte de la cohue… un gémissement d’agonie… à vous glacer… c’était ça la rumeur sourde de tout à l’heure, je savais bien que c’était pas ordinaire ! … à y regarder de plus près ces branquignolants non plus sont pas nets ! … ils sont vraiment pâles… presque transparents ! … et puis leurs uniformes… pas d’ici ! … paraissent vraiment bizarres… pourtant j’ai l’impression de reconnaître… ma mémoire chahutée a du mal… tous ces voyages ! … tout d’un coup, l’intuition ! … ces blessés ce sont des soldats de l’Empire ! … l’austro-hongrois ! … les mêmes paletots qu’en 14 ! … qu’est-ce qu’ils foutent là ces fantômes ? … ils sortent du brouillard par vagues d’éclopés… en lambeaux… et puis disparaissent dans un petit passage… j’essaye d’en arrêter un de ces loqueteux… « hé ! bitte ! » pas moyen ! … on dirait qu’ils me voient pas… ma tronche bien amochée pourtant elle est pas devenue invisible ! …

Il s’agissait de comprendre cette fantastique retraite… mais puisque personne voulait m’affranchir le mieux c’était remonter et attendre Karel… il m’avait dit huit heures… peut-être il aurait des nouvelles ? … je zieute encore par la lucarne… ça n’arrête pas leur exode… des divisions entières… à pied… à cheval… en charrette ! … et si Karel venait pas ? … avec ce qui se trafique dans les rues… qu’est-ce que je ferais ? … je connaissais personne dans cette ville… ma situation était pas gaie… l’impression d’être coincé encore et toujours… au milieu d’un profond chamboulement… je pouvais m’en faire du mouron… et puis soudain un bruit à la porte ! … toc toc ! … j’ouvre… c’est lui enfin ! … mais pas seul ! … avec deux types louches ! … de vraies tronches de bourres… ça je les flaire ! … ils viennent pour m’arrêter ? … je regarde Karel : il est pas normal non plus ! … pas de cravate, la chemise froissée hors du bénouze… hier encore si distingué… quand même le français est toujours aussi impeccable…

« Céline, si vous saviez… tout s’écroule ! … les armées impériales sont repoussées ! … en Italie… partout ! … on dit que la défaite est proche ! … que l’Empereur va abdiquer ! … j’ai entendu parler de révolution ! … j’ai pas dormi de toute la nuit ! avec mes amis nous avons fait des plans… pour l’indépendance ! …

— Comment ça ? quelle guerre ? … on est en 54 ! … et l’indépendance ? …

— Oui ! … vous ne me croyez pas ? … allez dehors ! … c’est le chaos, l’insurrection ! … impossible d’avoir des informations fiables ! … tout le monde se contredit, répand toutes sortes de ragots ! … des plus délirants ! … moi j’essaye de m’organiser… on est quelques-uns uns… à prévoir le pire ! … vous verrez, Céline, l’Histoire est en marche ! … je vole au secours de mon pays ! … ne croyez personne ! … à part moi ! … il n’y a plus de vérité… que des actes ! … c’est la guerre ! … » le voilà enthousiaste ! … la flamme ! … il débloque vraiment de trop ! … et ses deux acolytes ? des infirmiers de l’asile ? … je demande…

« Eux ? … des amis de l’écrivain dont je vous ai parlé hier… Franz… qui voulait vous rencontrer… vous savez, n’est-ce pas ? … vous aviez promis, cela lui fera tellement plaisir… il a été malade longtemps… comme je n’ai pas le temps de vous amener jusqu’à lui, ses amis vont vous accompagner…

— Je vous comprends plus, Karel… un moment vous m’annoncez le grand remue-ménage… l’instant après vous m’invitez à une réunion littéraire dont je me contrefous ! … c’est quoi ces révolutions que vous dîtes ? …

— Des rumeurs, mon cher… des rumeurs ! … mais j’ai choisi d’y croire, moi… ce soir nous fêterons peut-être la liberté de mon pays et la victoire du vôtre sur les Prussiens ! … je vous laisse maintenant, je suis déjà en retard ! … » et il se barre ! … il a perdu la raison ! … pourtant, les militaires dehors ? … sortis du néant ? … et les deux gorilles ? … ils se regardent maintenant… j’attends… pas moyen de calter… on dirait qu’ils hésitent… finalement le plus petit se décide… son français est moins bon que celui de Karel mais quand même très acceptable…

« Vous êtes bien Céline, l’écrivain français ? … nous sommes les secrétaires de Franz… nous avons quelques questions à poser… avant que vous pouvez le voir… » un interrogatoire ? … vue la mine sinistre des deux, sûr, ils préparaient un mauvais coup… mais lequel ? … valait mieux se garder à carreau…

« Vous allez nous suivre jusqu’au rendez-vous… en chemin nous vous poserons les questions… on dit beaucoup de choses sur vous, vous savez ? … il faut savoir si vous pouvez voir Franz… on dit qu’en politique vous…

— S’il vous plaît, messieurs ! … je vous arrête ! … je fais plus de politique… vrai ! … oubliez les racontars ! … » ma réponse les a troublés… trop sèche, c’était pas prévu… ils ont l’air vexé ! … renfrogné ! … ça les a clapés d’un coup… ils font signe de les suivre sans un mot… très dignes… un à chacun de mes bras… moi je veux bien et puis j’ai pas le choix… je crois… dans la rue c’est toujours autant le désordre… ils bagottent drôlement vite, j’ai du mal avec mes cannes… je sens qu’un truc les turlupine… finalement celui de droite se lance…

« C’est quoi, racontars ? … nous comprenons pas ce mot…

— C’est quand les gens disent sans être sûrs… des histoires de concierge… des calomnies…

— Ah ! … comme quand on dit que Franz il aime les hommes ? … » les voilà qu’ils se marrent… mon truc du « racontar » ça les plie ! … ils s’en échangent tous ceux qu’ils savent, des « racontars » en tchèque… sur Franz… sur d’autres… ils peuvent plus ! … ils s’en compissent tellement ils trouvent ça drôle ! …

À la fin on est quand même arrivé sur une place… l’endroit du rendez-vous… je remarque ici pas de blessés… c’est désert… à part un type assis par terre… mes deux fias hilares me le montrent… c’est Franz ! … avec les lunettes… ils expliquent avant de se barrer rigolards… je m’approche… il pleure ! … encore un détraqué ? …

« Hallo ! … Franz ? … je suis l’écrivain français… franzosische schreiber ! … weißen Sie ? … l’ami de Karel… vos secrétaires m’ont dit que vous vouliez me voir…

— Je n’ai pas de secrétaires… kein ! … je n’ai pas les moyens ! … et je ne veux pas vous rencontrer ! … je n’ai pas le cœur de discuter… je viens de rompre mes fiançailles… laissez-moi…

— Vous les avez vus pourtant ? … les deux gars tout à l’heure ? …

— Ja ! ja ! je les connais… on prétend que ce sont mes secrétaires… c’est peut-être même eux qui font courir le bruit… mais c’est pas vrai ! … » il retombe dans son chagrin… j’existe plus pour lui ! … décidément c’est mon jour… mais j’ai besoin de son aide, moi ! … sapristi ! … que je m’écrie… réagissez, voyons ! … exhortations pure perte, le gars semble maintenant sourd muet… moi qui croyais ça pas possible de pareils énergumènes ! … mais si ! … quatre en un jour ! … ces genres de l’Est… Slaves ! Bratislaves ! Tchéquo-moldaves ! … une main sur le pistolet l’autre à la bouteille ! … toujours fervents du grand drame ! … réagissez que j’y fais ! … c’est que j’ai besoin de lui pour rentrer… je sors la fameuse tirade sur l’amour immortel ! qui l’attend au coin de la rue ! … à quelques pas ! quelques jours à poireauter ! … et pof ! au coin de la rue ! … une jolie nouvelle Mädchen rien que pour lui ! … yeux bleus et nattes assorties ! … blondes ! … le type qu’il doit aimer ! … y s’en fout ma parole ! … c’est celle qu’il a larguée qu’il veut ! … veut pas d’autre ! … l’idée fixe ! … son air chien battu à croire qu’il va se flinguer… me dit balpeau ! … un autre que moi qu’aurait pas déjà tant de soucis, y refilerait son cafard ! … mais là, question des tracas, pardon, je suis invincible ! …

« Nun ! Franz ! bon maintenant ! vous allez pas marner là toute la journée !

— Laß mich ! laisse-moi ! » y veut rien entendre… Pragois suicidaire… juste rester là claboter sur place ! … qu’on l’enterre sous les pavés ! et pis quoi ? … là vraiment il outrepasse ! … je vais pas le regarder gémir trois plombes ! … hop ! y regarde pas ! mettons les bouts ! … prestement ! … en gaffant bien des fois qu’il aurait la lubie de faire du tapage ! … ça serait pour ma pomme… sûr ! … des fois qu’il se flinguerait pour de bon ! … « non-assistance » qu’ils me colleraient ! et zou ! au trou ! … leur justice François-Joseph prompte expéditive ! … demande qu’à trancher net… avec la flicaille d’ici… pour sûr fallait pas mieux traîner alentour ! … bien le bonjour… Franz… et pas vu pas pris ! …

C’était une chose plaquer l’olibrius, maintenant fallait retrouver où je créchais… toutes ces rues pavées… brumeuses et humides… se ressemblaient toutes ! … et où ils étaient passés tous ? … bien le moment d’être attentif… combien disparaissent dans ces sinistres quartiers ? … lieux à coupe-gorge… sans compter le zef glacial… avec mon pardessus troué partout j’étais fin ! … je me dis… peut-être ce Franz j’aurais dû rester avec lui… au moins lui il connaît la ville… des fois qu’on est si mal barré on est obligé de se raccrocher à n’importe qui… pas le choix ! … y faut jouer son sort sur le premier tocard ! … moi là tout con dans ce dédale j’étais fin ! … presque prêt à le rejoindre… probable qu’il est toujours à gémir dans son ruisseau ! … retour sur place… il a déjà filé ! … me voilà au poil ! … perdu transi… et puis ç’a été le vertige… la peur… les phénomènes… tout a commencé à tourner… les soldats de la Grande Guerre… Franz… Karel… les deux zouaves… où c’est qu’ils étaient maintenant ? … je crois je me suis évanoui…

Quand j’ai refait surface, il faisait nuit… j’étais dans mon plume… fiévreux… ah le rude accès ! … en plus de l’insomnie ! … des fois je débloque total… mais Franz ? … pourtant je l’avais vu ! … et cette armée de fantasmagorie ? … venue des limbes ? … leur plainte résonne encore dans mon citron… le soûlant bourdon… une cloche dans le lointain… je compte… il est cinq heures ! … me voilà rendu au petit matin ! … comme si rien avait été ! … de nouveau les matinaux s’agitent… commencent à se faire entendre… du coup je gaffe bien aux sons de la rue… là ! au fond ! c’est pas un clairon ? … bien triste mélancolique… il joue comme un adieu aux morts… et si c’était ça la perpétuelle rumeur qu’entendent ceux qui peuvent pas dormir ? … avec l’aube… la grande marée des trépassés qui errent par les rues… les troupes envoyées aux vastes abattoirs qui radinent… pour gémir… les oubliés de l’Histoire…

Un corbeau passe… croasse… le vent souffle toujours… de mon lit j’entends tout… et si cette idée sur la rumeur était fausse ? … bof, suffirait d’y croire ! … au point où j’en suis ! … qu’est-ce que vous voulez que je m’en préoccupe ? …

© Ali Kiliç